À 14 ans, Topor découvre Ubu Roi. Il s’en souviendra toujours : « Ubu Roi n’est pas une pièce morale. Elle n’est pas faite pour stigmatiser un tyran ; c’est une pièce énergique, saine et joyeuse. Oui, saine parce qu’elle ne conduit pas au pleurnichage ; c’est une espèce de jubilation, une faculté de créer de l’énergie, ce qui la met, à mon avis, complètement à part. » Rappelons que l’action de cette pièce se passe en Pologne « c’est-à-dire nulle part », commente Alfred Jarry. Les parents de Topor avaient émigré de ce nulle part, il naquit pour sa part à Paris en 1938, pour ne plus quitter la capitale, ses taxis et ses bistros. Sa vie fut sans grand projet : « Je me suis débarrassé de la notion de « destin exceptionnel » dans la mesure où je me suis rendu compte que le destin commun était de passer à la trappe ». Avant de passer à la trappe d’une attaque cérébrale (en 1997), il s’essaya à bien des choses : par exemple collaborant à Hara-Kiri, créant le groupe Panique (avec notamment Arrabal et Jodorowski), écrivant des pièces de théâtre et des romans (tel Le Locataire chimérique qui fut adapté par Polanski), concevant ou collaborant à divers séries télévisées, dessins animés, films (on se rappelle de la Planète sauvage avec René Laloux ou du Marquis avec Henri Xhonneux, on sait moins qu’il participa au Casanova de Fellini). Il noircit, et c’est surtout pour cela qu’il eut quelque notoriété, beaucoup de papier : souvent des dessins surchargés de traits, dans la veine des graveurs du XIXe siècle, mais aussi des gravures sur lino, plus économes et incisives. Sans compter le détournement de photographies, les formes lumineuses dessinées dans l’espace, les marionnettes… Topor, l’homme élégant donne à (re)voir nombre de ces créations. C’est souvent un terrain fantastique où s’ébattent pêle-mêle monstres et sexes, merde et intestins. « La pureté est une invention de la police », écrivait Topor, qui s’élevait contre certaine esthétique moderne « C’est lisse, ça glisse, c’est beau », à laquelle souscrivent les cartes de crédit qui « nous attirent comme des friandises » et les livres d’enfant « aux horribles dessins bouffis de travail et de suffisance, exacts et gais comme des cartes de géographie ». Comme antidote à cet art pompier, Topor combine alors un drôle de trombinoscope ; il aligne des photomatons de bambin, chacun pourvu d’une légende : « Arthur c’est une ordure », « Maurice sent la pisse », « Josette aime les braguettes », « Berthe c’est de la merte » ou encore « Penélope est salope ».
Diverses études thématiques ou témoignages de proches viennent ici cerner, comme on dit, l’homme & l’œuvre. Le rire tonitruant de Topor y est sans cesse évoqué, peut-être parce qu’il constitue l’empreinte la plus évidente de son idiosyncrasie, et l’éventuelle unité de ses œuvres. Derrière ce rire « qui trahissait l’inquiétude » (Fellini), derrière l’humour noir, derrière l’intitulé même du groupe Panique, il y a la terreur de la mort. Pour y échapper, « Topor a très tôt mis au point plusieurs stratégies originales, intriquées les unes dans les autres comme des poupées russes, privilégiant le contournement, l’évitement, la survie, le sommeil, les plaisirs et la bonne vie » (Henri Rubinstein) ; ou encore, comme le dit un léger quatrain de l’intéressé : « Toujour couri/ Pour gagner vie/ Quand bien couri/ Vie l’est foutue ». Une « vie foutue » que sa compagne, Marie Binet, évoque d’une anecdote, avec beaucoup de délicatesse, à l’image d’un volume qui évite la morne science des colloques comme les poisseux déballages post mortem. « Roland Topor avait élaboré une curieuse théorie sur le climat tempéré en Europe. Ses réflexions l’avaient mené à porter pratiquement les mêmes vêtements en été comme en hiver, au Nord comme au Sud (…). Il s’agissait de style, d’élégance, de liberté par rapport à un ordre social, une manière de » résister « en créant un léger décalage entre soi et la triste réalité » : Topor, l’homme élégant est donc un titre particulièrement bienvenu. D’autant qu’il fait encore écho à certains aphorismes où l’homme dévoilait un peu de ses réticences : « L’homme élégant ne se projette pas dans son entreprise, même si cette entreprise est réduite à lui seul ».
L’Inadéquat (le lancer crée le dé)
Florence Pazzottu
Flammarion, 110 pages, 15 €
Arts et lettres Vie l’est foutue
avril 2005 | Le Matricule des Anges n°62
| par
Gilles Magniont
Le deuxième recueil de Florence Pazzottu compose l’algèbre obscure de la pensée aux prises avec l’insoutenable légèreté de l’être.
Un livre
Vie l’est foutue
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°62
, avril 2005.