On ne fait pas plus discret. Animateur de la revue Europe, anthologiste, traducteur et critique, Jean-Baptiste Para avait laissé croire qu’il n’était pas poète (cf. Lmda N°31). Discrétion ou humilité, il taisait les vers publiés (Arcanes de l’ermite et du monde, Temps actuels, 1985 ; Atlantes, Arcane 17, 1991 ;), lesquels ne s’annoncent toujours pas en périphérie de son recueil La Faim des ombres où, enfin, se dévoile sa poésie. Enfin, oui, car l’homme a des qualités qu’il est difficile d’ignorer : une grande culture d’abord, et cette curiosité vaste comme l’océan qui distingue les porteurs de lumière, une empathie rare, celle qui trompe chaque sphinx, et annule tous les gardiens d’arcanes, cette exigence, pour finir, que l’on n’attend que des lecteurs d’exception.
Des steppes de l’Asie centrale aux rochers d’Iran, Jean-Bapriste Para n’a pas choisi le huis clos pour y parquer des mots. Les espaces attisent ces vers et dénouent le quotidien où, somme toute, ne se joue rien de plus que le sempiternel humain, gravement. Sa poésie lyrique, chantante, amorce des épopées. Le champ de la page en paraît trop mesuré. Ces bords s’en estompent forcément lorsque, « Après la frontière », « Il y avait des trous boueux, un dialecte/ de branches élaguées, tes mains douces / le long du mur, le tintement d’une cloche saoule et cet homme qui du coup/ parlait de vin râpeux, grain par grain, paille de fer au fond des gorges,/ ce type en uniforme sous les citronniers. »
Bien sûr, c’est à Armand Robin que l’on songe, lorsqu’il est question du « Tribut » : « La franchise du tabac amer, c’est ma haine de l’Histoire/ son mufle rose, son café froidi, son puits de pestilences// Les lendemains sont jugulés/ On jettera les cadavres dans un autre poème. » Un souffle épique ramène l’Homme, toute l’engeance, et l’homme seul en son destin. Puisque « L’enfance n’est pas une allégorie/ mais une zone de tir. »
Sous l’égide du Purgatoire de Dante, Jean-Baptiste Para est le scribe dans son humble posture, qui prie, s’il prie, dans des langues qu’il ne parle pas. À rebours du reporter, il observe et il crypte afin de s’adresser plus sûrement à l’intelligence. Par analogies, plutôt que par l’image, dont ses poèmes sont pourtant nourris. D’où, peut-être, son recours à la rhétorique des textes sacrés dont les vérités sont permanentes, comme sont récurrentes l’effusion des veillées révolutionnaires, la blancheur des tombes des soldats, les beaux ongles noirs des gamines… « Entre les douilles vides, les clous rouillés/ une ombre aussi peut avoir faim. » Alors, à l’expérience spirituelle toute de silence et de retrait, se mêlent les souvenirs de Rosa Luxembourg, des décembristes et de Mirza Ghalib, le « rossignol du pays d’Ajam ». Une foule bigarrée d’enfants, de vieillards et de sages accompagne les amours, « Où luisent les loutres », se tient à l’écart de la procession funèbre d’une grand-mère inconcevablement défunte, tandis que gazouille Ghalib dont le tombeau sublime sert ici de note bleue.
Restent les orties qui prolifèrent, subterfuge urticant du monde moderne, et pour s’en prémunir quelque énigme sacrée qui boutent l’inquiétude et le fait trop vrai. « Pour moi,/ le silence et la voix/ se sont aimés/ comme la braise et l’encens/ dans un poème qui dure/ le temps que la pluie cesse.// De jour en jour, les orties gagnent./ Tout scintille dans la paume du monde. » Et Jean-Baptiste Para de déployer une épitaphe qui rappelle fort Ilarie Voronca, pétrie de méfiance, de volonté et de quant-à-soi : « Le monde m’a harcelé, mais il ne m’a pas pris. » Le poète gracieux est plus rusé qu’on le croit.
La Faim des ombres
Jean-Baptiste
Para
Obsidiane
120 pages, 14 €
Poésie Les orties gagnent
juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75
| par
Éric Dussert
Longtemps silencieux, Jean-Baptiste Para déploie ses chemins de ronde dans l’Histoire. Un poète sort du bois.
Un livre
Les orties gagnent
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°75
, juillet 2006.