Le nouveau livre d’Yves Ravey ne ressemble pas aux précédents, et pourtant on y respire un air qu’on a déjà humé dans Le Drap ou dans Pris au piège. Cette atmosphère typique des bourgades ouvrières, les cheminées d’usines dans le paysage, les pavillons alignés, le sentiment d’ennui qu’expriment les murs et les visages. Si le Lindbergh Carossa des derniers romans est absent de celui-ci, les ponts ne sont pas pour autant rompus avec lui : List, le personnage principal de L’Épave, est lui aussi orphelin de père, il rôde autour des carrosseries, et va se retrouver en affaire avec un ancien aviateur…
Le récit que met en scène Yves Ravey semble se nourrir de la matière même d’un quotidien austère : conversations anémiques au Clem’s bar, le troquet du coin, visites au cimetière, projets sans lendemain… Le lecteur est pourtant rapidement gagné par l’impression d’étrangeté qui sourd de ces pages : les personnages y agissent et s’y expriment d’une façon qu’on qualifiera, faute de mieux, de décalée, avec parfois une lenteur qui donne à l’histoire une teinte onirique qu’on ne s’attend guère à trouver avec un tel matériau.
Au cours d’un trajet nocturne à mobylette, List, grand adolescent qui vit seul avec sa mère, aperçoit des gyrophares sur les lieux d’un accident. Flairant la bonne affaire (« Il y avait toujours quelque chose à récupérer après le passage des gendarmes »), il revient un peu plus tard pour fouiller « l’épave ». La voiture tombée dans le ravin est celle d’une famille d’Allemands, un couple et une petite fille, qui rentraient de vacances en Espagne. Pas de survivant. Le butin est ce qu’il est : des photos, une poupée ensanglantée, des chaussures, des vêtements féminins, une bouteille thermos, un peigne, une boîte de biscuits… List ramène tout ça chez sa mère, laquelle pose peu de questions et doit se contenter des maigres réponses que lui accorde son fils : « Il a répondu qu’il n’allait plus au lycée depuis un certain temps, il avait décidé d’arrêter l’école. Lundi, il prenait son travail à la Zénith. » Plus tard, il lui présentera Fabiola, sa « secrétaire ». « Secrétaire de quoi ? a demandé la mère. List n’en savait rien. On se marie au mois d’août. »
Très vite, List va comprendre quel bénéfice inespéré il peut retirer de son larcin : le père du conducteur, un homme veuf de Mannheim, débarque d’Allemagne et cherche à tout prix à récupérer les affaires de sa famille. Le jeune homme se présente comme l’homme de la situation : « List a dit que ça le gênait de demander de l’argent. L’Allemand a insisté, il s’en remettait à lui. List était le seul à s’être dérangé. C’était un signe. Il paierait ce qu’il lui demanderait. » Restituant par lots les effets dérobés (au prix, prétend-il, de recherches difficiles), List extorque au fil des mois des sommes de plus en plus importantes à l’Allemand, lequel les dispense avec une grande facilité qui contraste avec son avarice d’autrefois : des années auparavant, il avait refusé de prêter de l’argent à son fils et cette attitude avait entraîné une rupture qu’il doit désormais réparer en rassemblant les objets de la mémoire familiale.
Le contraste est grand entre la joie troublante du père, qui s’abîme dans la contemplation des photos et des objets qu’il récupère et la froide satisfaction de List qui, nanti de son pactole, quitte l’usine, ouvre un garage, embauche un ouvrier, et conquiert la trop belle Fabiola. Laquelle bientôt traînera son ennui et ses charmes entre l’appartement conjugal et l’atelier de mécanique.
Ce dont List n’a pas conscience, c’est que ses transactions avec l’Allemand débordent de toute part le seul cadre matériel où il les croit cantonnées. Il y a bien ces échanges, ces conversations jamais abouties, mais on pressent que l’essentiel se joue hors champ. Plus List accumule les billets de banque, moins il réalise que ce n’est plus lui qui tire les ficelles. Les indices abondent qui distillent le malaise : les exhibitions de Fabiola dont List pense avoir pu se payer la virginité et qu’il a voulu « installer dans un palais », le garage qui se révèle plutôt un entrepôt de carcasses, les doutes grandissants de l’Allemand quant au canal par lequel les objets lui reviennent, et bientôt l’inversion du rapport de forces entre eux…
L’étranger, d’ailleurs, n’est pas seulement allemand : se recueillant devant l’épave, il « chantonnait à voix basse en balançant la tête d’avant en arrière. List a supposé qu’il était d’une autre religion. » Son fils s’appelait Samuel, sa petite fille, Hannah. Tout cela ne signifie rien pour List.
Avec sa trame restreinte, l’économie de moyens à laquelle recourt Yves Ravey, le récit fonctionne comme une parabole de la fluidité, dénuée cependant de toute volonté d’édifier. Tout circule, échappe : l’argent, les objets, les rêves, les êtres… Même les êtres dont on croyait ne jamais devoir douter : observant sa mère, List finira par se demander « si cette femme devant lui était sa mère ou quelqu’un d’étranger qui aurait traversé son enfance sans qu’il s’en aperçoive vraiment. »
L’Épave
Yves Ravey
Éditions de Minuit
108 pages, 12 €
Domaine français Floué par l’épave
novembre 2006 | Le Matricule des Anges n°78
| par
Jean Laurenti
Dans son nouveau récit, Yves Ravey met en scène un jeune ouvrier qui recourt à une escroquerie peu reluisante pour assouvir ses rêves d’opulence. Un texte singulier qui penche du côté de la parabole.
Un livre
Floué par l’épave
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°78
, novembre 2006.