Ouvrir le dernier Magris, c’est embarquer pour une errance sans terme ni centre sur un océan d’événements et de dévastations. C’est retrouver un des sujets majeurs de la littérature, celui de l’homme qui cherche un destin épique et ne le trouve pas. Mais alors que les Argonautes trouvèrent la Toison d’or, qu’Ulysse retrouva son île, c’est l’échec qui, depuis Cervantès, est plutôt la règle. Les perdants hantent le roman en déclinant la vérité de leur expérience à travers leur chair et celle d’un destin sans salut. Comme ici. À l’aveugle nous met à l’écoute d’un vieil homme qui tente de recoudre les morceaux de sa vie en se confiant à son psychiatre. Dissociation de la personnalité, manie de la persécution, dit sa fiche. Une voix affronte ses ombres, donne corps à des images mentales que notre homme « ne parvient pas à situer dans le cadre de son expérience existentielle, mais tend à élaborer en un roman délirant ».
Si celui qui parle est officiellement un certain Salvatore Cippico né en 1910, qui participa à la guerre d’Espagne, fut déporté à Dachau, émigra, en 1947, en Yougoslavie pour y construire le socialisme, fut à nouveau déporté, par Tito, au goulag de Goli Otok, avant d’émigrer en Australie, sa voix est surtout celle d’un sujet qui s’efface, qui se dilate au point de s’ouvrir à d’autres voix déclinant ce mélange de bruit et de fureur, d’artifice et de mensonge, de folie et de sang où sombre trop souvent l’expérience quand elle est rate, roule d’erreurs en échecs jusqu’à la défaite. Dans le sillage de ces voix, dont celle de Jorgen Jorgensen un aventurier danois dont Salvatore se prend pour le clone, un corsaire-écrivain qui devint brièvement roi d’Islande avant d’être enfermé par les Anglais dans la Tour de Londres, puis déporté en Tasmanie, cette parole errante se déplace sans cesse, à l’image des Argonautes qui prirent la mer pour aller conquérir la Toison d’or. Ce mythe, cette épopée est le moule de bien des histoires, « des histoires qui finissent mal, dragons qui gardent inutilement des trésors maudits et sont égorgés, mais l’or est fatal comme la Toison ». Jason tombera « transpercé par traîtrise et son sang appellera le sang, comme la révolution (…). Dans ces histoires de fer, le monde, les hommes et les dieux vont à la rencontre de la fin, du grand feu destructeur, alors comment pourrai-je avoir la prétention que mon histoire à moi, elle seule, finisse bien ? »
Et de fait, son histoire est celle d’une sorte de Jason partant en quête de la Toison à l’ombre du drapeau rouge. « Le sommeil de l’avenir éblouissait nos yeux et se levait sur le monde immense et terrible qui allait devenir bon ». Alors on adhère au Parti comme on prend la mer. « La mer, c’est comme le Parti ce sont d’autres qui savent où il faut aller ; le courant et les marées, ce n’est pas toi qui en décides, tu les suis ». Et comme Jason obéissant à une volonté supérieure, abandonnant Médée, tuant, trompant et se trompant comme la nuit où, par erreur, les Argonautes tuèrent les meilleurs des Doliones, Salvatore abandonnera la femme qu’il aimait et fuira, délaissant ce qui est peut-être la seule véritable aventure l’amour, au profit d’un voyage qui le rongera et le détruira. Comme Jason, il mentira, combattra le dragon du nazisme et du fascisme, vaincra. Mais ensuite, dit-il, nous avons sali la Toison. C’est que la révolution, comme le navire Argo, « part souvent en hissant le grand pavois, drapeaux rouges innombrables dans le vent, et à la fin on s’aperçoit qu’en réalité il s’agit de pendus ». À peine vaincu, le dragon s’est réincarné en Staline « qui a arrosé de fleuves de sang le pur infâme glorieux drapeau de l’avenir, soleil éteint dans le noir ».
C’est à chaque fois, partout, la même chose. On commet le mal au nom du bien, d’un bien qui n’advient jamais. C’est Jason apportant « la lumière de la civilisation dans la barbare Colchide ainsi qu’une nouvelle barbarie ». On enferme, on déporte, on massacre. On abat les hommes comme les arbres. La révolution, c’est l’homme nouveau qui avance dans la forêt, c’est « la faucille et le marteau qui abattent la forêt de l’esclavage, chaque arbre centenaire qui tombe devient une multitude de feuilles de papier qui racontent cette avancée épique… » Le Parti enseigne « la nécessité de combattre la barbarie avec des moyens barbares. De sorte qu’on ne comprend plus qui est le barbare ». Alors le pire devient inévitable. « Le pire, c’est quand ceux qui te jettent dans la fosse aux serpents, ce sont les tiens ». À Goli Otok, « c’était des camarades qui nous massacraient et nous disaient que nous étions des traîtres, et c’étaient encore d’autres camarades qui ne voulaient rien en savoir, qui nous fermaient à nous la bouche et aux autres les oreilles ». Calomnie, délation, trahison, tout est bon pour réduire au silence. « Quand le Parti m’a réduit au silence, alors là oui, la tête m’a tourné comme quand à Goli Otok on me l’enfonçait dans le trou des cabinets ». Comment ne pas devenir fou quand le seul mot d’ordre, c’est croire, aveuglément à Dieu, au Parti, au Drapeau ? Comment accepter de se taire, de ne pas voir, comme Nelson continuant à bombarder Copenhague alors que la flotte danoise avait été coulée et que la ville, ravagée et en flammes, avait hissé le drapeau blanc ? « Mais Nelson place sa longue-vue devant son œil bandé, regarde le massacre avec son mauvais œil, celui qui est fermé, il ne voit que du noir, aucun drapeau blanc ». Que faire face à ceux qui n’ont qu’un œil de bon et s’obstine à le fermer ? « Nelson ne voyait mourir personne en regardant dans sa longue-vue avec son œil bandé ». Alors, quand arrive un peu de lumière, on voit la vérité « qui n’est qu’un immense tas de cadavres ». C’est l’Histoire qui est malade, qui se résume à des changements de rythme dans la respiration du massacre, « qui est devenue folle, pas moi. Ou peut-être que je suis devenu fou parce que je m’imaginais pouvoir la guérir ».
Dans Utopie et désenchantement, comme dans les pages de Microcosmes titrées « Absyrtides », Magris méditait déjà sur l’impossible équilibre à trouver entre la nécessaire lutte pour changer le monde et la toute aussi nécessaire lutte contre la tentation de l’ériger en croyance aveugle. Entre l’utopie qui donne un sens à la vie, et le désenchantement qui est la forme ironique et mélancolique de l’espérance, les hommes, hélas, ne savent pas naviguer, et l’Histoire n’est bien souvent pour eux qu’une errance à l’aveugle entre infortune, persécutions et exil. Le héros, ou plutôt les héros, de À l’aveugle, illustrent autant qu’ils subissent, cette folie, cette sorte d’état d’infirmité mentale qui fait que la même perpétuelle erreur, le même aveuglement partout se reproduisent. Vertigineux malentendu entraînant de nouvelles histoires, faisant de nouvelles victimes, et dont ne restent souvent visibles que quelques épaves ou figures de proue dont le regard « stupéfait et dilaté » semble à jamais médusé par l’inéluctabilité de la catastrophe.
C’est cette réalité kaléidoscopique qu’orchestre avec maestria et érudition, Claudio Magris. L’anti-épopée d’un perdant dont la conscience douloureuse se reflète dans les mille éclats d’une mémoire se noyant dans la mer des dates, des pays, des prisons, des figures, des mots mal digérés, « révolutionactionsocialfascisme ». Une vie racontée par les autres, se reflétant dans celle des autres parce qu’on n’est pas toujours le mieux placé pour raconter sa vie. Reprises, échos, circularité et symétries contribuant ainsi à rendre plus visibles encore les folles règles d’un jeu où les notions de juste et d’injuste n’ont aucun sens. « Je ne suis plus personne, mais cela ne m’aide pas à échapper au cyclope, l’œil noir aveuglé est braqué sur moi ». Un livre qui nous confronte à ce que chaque utopie recèle d’égarement mortel, de terrible vérité. Un livre à l’écriture nocturne, qui peut donner le mal de mer, mais est aussi une main tendue à tous les naufragés ainsi qu’une invite à continuer à rêver tout en sachant qu’on rêve. « Oui, c’est peut-être ça, la révolution, libérer les mains de la nécessité de frapper et les rendre à la tendresse ».
A l’aveugle de Claudio Magris - Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 448 pages, 24,40 €
Domaine étranger Dans la gueule du dragon
Où est l’ordre ? Où est le désordre ? Pourquoi celui qui tue le monstre devient-il monstre ? À travers un fascinant kaléidoscope de questions sans réponse, c’est la voix des damnés qui prend corps et âme dans le nouveau roman de Claudio Magris.