C’est l’histoire d’un homme qui a échappé de justesse à la folie, à la tuberculose, à la grippe espagnole, et que l’alcool a souvent failli détruire. Un homme qui s’appelait Edvard Munch et qui aura passé soixante-quatorze ans de sa vie à peindre. À sa mort, en 1944, à 81 ans, c’est plus de mille toiles qu’il laisse ainsi que des milliers de dessins, des centaines de lithographies, des dizaines d’eaux-fortes et de gravures sur bois. Un peintre norvégien, qui séjourna plusieurs fois en France, connut le manque, le deuil, la souffrance, l’amour. Parmi les femmes de sa vie, il y eut Tulla Larsen, la fille du plus grand négociant en vins de Christiana, qui ne s’appelait pas encore Oslo. C’est grâce à elle, nous dit Dominique Dussidour et pour avoir lu trois récits différents de leur rupture définitive, qui fut aussi amoureuse que leur rencontre qu’elle a décidé de raconter l’histoire d’Edvard Munch.
Multipliant les points de vue, variant les plans narratifs, jouant de ces dénivelés et de multiples effets de perspective comme de simultanéité, Dominique Dussidour réussit à neutraliser la linéarité du biographique, au profit d’une suite de tableaux vivants dont le relief, le cadrage ou les décadrages insolites, reconstruisent la perception qu’elle peut avoir de la vie et de l’œuvre de Munch. Et ce, à l’image même de la façon dont le peintre remodèle notre perception du réel à travers la matière picturale qu’il nous en offre. Car il ne s’agit pas de proposer au regard la ressemblance mais (par-delà une façon de peindre, une manière, par exemple, de détacher une silhouette noire sur un fond bleu foncé) de traduire en termes de couleurs, de lignes, d’espaces, de volumes, l’impression venue de l’extérieur aussi bien que l’expression venue de l’intérieur. D’où, comme trop souvent, hélas, beaucoup d’incompréhension. Les gens « savent que la couleur de l’herbe est le vert, la couleur de la peau le rose. On le leur a appris ». Si bien que si vous peignez « une peau verte, une pierre bleue, de l’herbe rouge, un visage violet, ils ne voient plus rien (…). Mais voir n’est pas un savoir qui se conforme ou se plie, voir n’est pas un discours qui se transmet, voir ne relève d’aucune autorité morale. Voir s’apprend patiemment. Il faut des années pour apprendre le bleu, une vie entière pour comprendre un rouge, voir s’apprend de la peau, des pierres, de l’eau qu’on peint, s’apprend d’être intraitable avec son propre travail ».
Alors Edvard Munch peint avec ses couleurs à lui. Il peint ce qu’il voit, des gens « qui respirent, et qui sentent, qui souffrent et qui aiment ». Et si c’est l’enfer qu’il voit, il peint l’enfer, ajoute Dominique Dussidour. « C’est dans les chambres vertes du désir et de la jalousie qu’il découvre ce qu’on appelle l’enfer, attablé seul devant sa bouteille de vin », et alors que le plafond lui cogne sur la tête, que les verticales s’abaissent, que tout s’écroule. Un enfer dont il cherche à sortir, lorsqu’en 1908, à 45 ans, il vient frapper, « à demi-paranoïaque, à demi-paralysé, à demi-mort » à la porte de la clinique du docteur Jacobson, dont il dira plus tard, qu’il lui a sauvé la vie, comme il confiera à un ami : « Mon art a été une suite d’appels désespérés émis par l’opérateur radio d’une navire en perdition ».
Des images opprimantes venues des confins mouvants de la folie, aux rencontres sur le mode passionnel de l’Autre (« Je n’ai jamais aimé. J’ai connu la passion qui déplace des montagnes et métamorphose l’individu la passion qui arrache le cœur et s’abreuve de votre sang. Mais il n’y a jamais eu une femme à qui j’ai pu dire : C’est toi que j’aime, tu es tout pour moi. »), Edvard Munch n’aura appréhendé le monde qu’à travers ses vibrations colorées. Son impressionnabilité, sa nervosité, son sens des lignes et des volumes, son insatiable désir de peindre auront fait le reste. « Une route peinte par Edvard Munch n’est pas une route à proprement parler, plutôt une ligne d’embûches, une trajectoire en partance, une distance muette ». Et c’est justement ce mélange pluriel d’images image mentale, image à voir, image à lire qui fait la beauté et la singularité de son œuvre.
Si c’est l’enfer qu’il voit
Dominique
Dussidour
Gallimard,
« L’un et l’autre »
250 pages, 19,90 €
Domaine français L’envers du cri
février 2007 | Le Matricule des Anges n°80
| par
Richard Blin
En allant à la rencontre d’Edvard Munch et de son art, c’est du dérisoire et de l’essentiel de l’existence de chacun que nous parle Dominique Dussidour.
Un livre
L’envers du cri
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°80
, février 2007.