Avec son nouveau roman, l’Américain Rick Bass quitte les sentiers sauvages auxquels il nous avait habitués pour se lancer sur une voie pavée par l’Histoire. Nous sommes en 1842 au Texas, pays souverain depuis peu, convoité autant par le Mexique auquel il a été arraché que par les États-Unis qui veulent l’annexer. Le narrateur a 17 ans et des rêves de gloire qui s’éveillent lorsque passe dans son village une petite armée de soldats venus recruter des volontaires. Menés par deux officiers belliqueux, Green et Fischer, ces hommes attendent d’être cinq cents pour pourchasser des renégats et attaquer le voisin mexicain. Nourris aux noms glorieux de Fort Alamo ou San Antonio, notre homme et son ami Shepherd s’engagent. Ils ignorent alors vers quel enfer ils vont chevaucher, vers quelle déchéance. C’est que cette troupe-là s’apparente plus à une bande de voyous sanguinaires qu’à une armée, une meute pour laquelle la paix semble « une malédiction ». Leurs premières exactions les voient violer, tuer et piller des deux côtés de la frontière. Quelques-uns de ces soldats-là ont eu le temps de se faire la main sur les Indiens et massacrer est devenu leur art de vivre. Shepherd, dès les premiers tirs, est blessé et notre narrateur, pour lui venir en aide, renonce à quitter ses compagnons d’armes alors qu’il en était encore temps. C’est en observateur perplexe et acteur malgré lui qu’il va suivre le périple sanglant et sauvage : « Je demeurais discret, presque invisible, ordinaire, attentif et silencieux comme je l’étais. J’avais une conscience aiguë de la manière dont les choses tues occupent un espace plus grand et possèdent un sens plus profond que celles qui sont dites. » Les hommes de Green et Fischer voulaient prendre rendez-vous avec la gloire, la plupart rencontreront la mort. Mort violente, au combat, mort lente infligée par la maladie, la gangrène.
Nos Texans n’iront pas bien loin. Pris au piège de leurs ambitions, ils sont assez vite capturés par les Mexicains. Ils chemineront sous escorte vers le Sud du pays, traités parfois comme des bêtes, parfois comme des frères par leurs ennemis. Ils construiront une route splendide sous les ordres d’un officier architecte, tenteront plus d’une fois de s’enfuir, mourront assoiffés dans les montagnes ou seront repris. Leur sort intéressera aussi bien leurs concitoyens texans que les États-Unis et l’Angleterre promptes à jouer avec leur détention l’avenir du futur état. « Nous étions précieux comme symboles alors même que nous ne valions quasiment rien comme hommes. » Peu, parmi eux, reviendront au pays.
Né au Texas en 1958, Rick Bass fait donc un roman de cette épopée sombre. S’il magnifie son récit par ses descriptions sur la nature dont il reste le chantre, il se garde de mythifier cette page de l’Histoire. Le réalisme est ici un garde-fou autant qu’une passerelle vers une actualité plus récente. Dans l’épilogue, l’écrivain explicite le lien qu’on sentait entre son histoire et la guerre en Irak : « J’ai vu une nation fragile et incertaine s’épanouir en un État sûr de lui : trop sûr de lui, parfois, me semble-t-il, dans sa conviction que, puisque sa liberté était née dans le sang plutôt que dans la diplomatie, c’était là la seule façon réelle et juste d’agir. »
Malgré son talent de romancier, on ne peut s’empêcher de penser que l’Histoire est un carcan rigide pour l’auteur de Là où se trouvait la mer, Platte River ou Dans les monts Loyauté et quelqu’un qui n’a pas encore lu Bass serait bien avisé de ne pas faire de La Décimation, le parangon d’une œuvre plus libre, plus étonnante, plus surprenante dans ses autres titres.
La Décimation
Rick Bass
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Anne Wicke
Christian Bourgois
262 pages, 25 €
Domaine étranger Une épopée funeste
février 2007 | Le Matricule des Anges n°80
| par
Thierry Guichard
Rick Bass s’essaie au roman historique pour dire un épisode douloureux de son Texas natal. Et faire un écho à l’actualité sanglante américaine.
Un livre
Une épopée funeste
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°80
, février 2007.