C’est sous les auspices d’Alphonse Daudet qu’Anne Serre ouvre son nouveau roman, Un chapeau léopard. « Ah, qu’elle était jolie, Fanny, du temps de son enfance. » Cet incipit qui emprunte directement à « La Chèvre de monsieur Seguin » tente de retrouver la figure d’une jeune femme disparue, Fanny, capricante superbe, volontaire et attendrissante dont le destin s’est par malheur évanoui. Proche, lointaine, celle qui fut de plus en plus absente au point de l’être tout à fait constitue pour la romancière, on le sent, un matériau à vif, et apparemment aussi délicat qu’une porcelaine ancienne. Son « Narrateur », figure désormais centrale de l’œuvre d’Anne Serre, s’y est procuré une muse singulière, jamais tout à fait comprise, insaisissable, dans laquelle deux Fanny semblaient coexister, dans l’égarement ou l’angoisse, dans la réclusion ou dans l’hyperactivité. Un chapeau léopard est une histoire d’être qui touche aux tréfonds de l’auteur et lui permet d’opposer aux mystères de la vie la petite lumière des mots qui, comme le raisin, produisent parfois des liqueurs délectables.
S’il est possible d’évoquer la « part intime » de nos existences - nous en a-t-on assez rebattu les oreilles - il n’est que deux manières d’y atteindre : la brutale, apparemment crédible mais aussi vulgairement jaillissante et, somme toute, liée au bas marketing, et celle, beaucoup plus délicate, qui permet de lire encore Marcelle Sauvageot (Laissez-moi), Jean Genet ou Mireille Havet. Une honorable famille.
En ce qui concerne Anne Serre, il ne sera guère difficile de démontrer le soin qu’elle apporte aux histoires qu’elle nous raconte. Car ce n’est pas aux crachoirs publics qu’elle officie, mais en son for intérieur, lieu passablement délaissé par la gent littéraire. Et lorsque, discrètement, elle parcourt la vieille rue Mouffetard avec la légèreté d’un nuage coloré, oiselée, pour ne pas dire aérienne, il est à peu près certain qu’elle combine un récit singulier où la marche, les promenades et les rencontres d’être à être occupent tout l’espace. Tête en l’air, Anne Serre ? non plus. C’est l’esprit des choses qui l’occupe, comme celui du « .mat », cette figure du tarot auquel elle a consacré un récent volume (Verdier, 2005), qui exige de regarder au travers du verre dépoli des réalités. Et comme le prouvent les contes d’Alphonse Daudet, que l’on aurait tort de ne pas lire une fois l’an, les bonnes lectures conduisent à la finesse. L’absorption de phrases ciselées par des esprits fins n’a jamais conduit au beuglant lexical, lequel convoie, lui, tout droit aux oublis.
On ne fera pas ici l’histoire d’Anne Serre puisqu’elle l’écrit peu ou prou. Il importe en revanche de dire qu’au-delà de la journaliste-de-presse-féminine-romancière, il y a une femme gaie, curieuse et avide de lettres qui débuta chez Champ Vallon, passa par Le Temps qu’il fait pour arriver au Mercure de France. De plus, la lecture d’Un Chapeau léopard, dénonce la lectrice à qui tout arrive par les yeux, le cœur et la peau pour ressortir par la plume. « Étant une enfant qui lisait beaucoup parce que je me sentais bien quand je lisais, ça a pu être d’abord une espèce de mimétisme. Une envie de singer ce qui me procurait tant de plaisir, peut-être pour savoir comment c’était fait de l’intérieur, quel était le secret de ce plaisir très fort. Et en écrivant mes premières histoires à l’adolescence, j’ai découvert qu’écrire produisait exactement le même plaisir que lire. J’ai peut-être tout simplement voulu vivre dans le plaisir. La littérature est le monde dans lequel je me sens bien. Ma bibliothèque constitue une présence très chaleureuse pour moi. Montaigne, Gertrude Stein, Arno Schmidt et cent autres sont des amis proches. Nous nous entendons bien, nous nous comprenons, nous parlons la même langue. Parfois ce sont tel et telle qui surgissent - par exemple Michel Leiris, Robert Walser ou Rousseau -, dont la présence est forte pendant quelques jours. Puis leur présence s’amoindrit un peu, et alors c’est au tour de Peter Handke, de Samuel Butler, de Thomas Bernhard ou de Thomas Hardy de m’adresser des signes. Et ça continue tout le temps, avec d’autres. Ça tourne, comme un manège, ça n’arrête pas. »
Même histoire avec ce « narrateur » qui apparut en 2004 : « J’aime beaucoup parler de lui, raconter sa vie. C’est mon personnage préféré. Je me suis demandé moi aussi, récemment, ce qu’il allait devenir. Je me dis que je ne dois pas le réutiliser ad aeternam, mais après tout pourquoi pas, on verra bien. Pour le moment, entre mon dernier livre et le prochain - dont je ne sais encore rien -, il a sa petite vie, il reste là, inoccupé, les bras croisés, assis dans un coin. Mais il continue à vivre comme un personnage. » Et les plus lettrés d’entre nous se diront que ce narrateur-là leur rappelle farouchement quelqu’un d’autre… Non ? Quoi qu’il en soit, Anne Serre, c’est la liberté d’être l’auteur.
Un chapeau léopard
Anne Serre
Le Mercure de France, 142 pages, 12 €
Zoom La femme et le narrateur
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Éric Dussert
La romancière Anne Serre continue d’écrire la vie selon son singulier point de vue. Énigmatique figure, son « narrateur » saisit pour elle ce qu’il importe de ne pas négliger.
Un auteur
Un livre
La femme et le narrateur
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.