Il faudrait jeter aux orties cette manière d’entrer dans un roman qui veut qu’on ait compris ce qu’on lit avant de l’avoir lu. Comme si, de la page au cerveau, le texte ne pouvait passer par le cœur. Il faudrait donner à lire les livres d’António Lobo Antunes à ceux qui ne lisent jamais et saisir dans la virginité d’une première lecture le cheminement profond d’une langue bouleversante. Car les romans de Lobo Antunes touchent cette part obscure où nous sommes tous semblables et seuls. La phrase, immédiatement, saisit le lecteur pour le plonger dans l’émotion la plus originelle pour peu que celui-ci accepte de perdre la maîtrise de sa lecture.
Après, bien sûr, on peut observer la manière. Décrypter les métonymies grâce auxquelles l’auteur parvient à mettre toute une vie, toute l’histoire d’un pays dans une phrase, répétée inlassablement, comme une obsession tenace (le « il t’a donné l’argent, au moins » qu’une mère inlassablement répète à sa fille revenue d’une visite à son père), dans un objet récurrent, dans une image. Mais il faut d’abord en passer par le cœur, se laisser émouvoir par une histoire dont on ne perçoit longtemps que des bribes, comme ces images sautillantes des vieux films dont la pellicule s’enraye à la projection.
Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone nous plonge dans une nuit d’où émergent des scènes ressassées, tenues fragilement entre veille et sommeil, dans la conscience flottante des voix qui s’expriment. Une enfant au pied d’un arbre, pendue à la corde d’un étendoir une poupée qui est peut-être cette enfant, un agent de la police politique que ses collègues vont arrêter, le cœur malade d’une femme qui reçoit la visite des policiers, l’homme qu’on viendra chercher qui regarde par la fenêtre éteinte les planètes mortes, des chiens qui errent autour d’un garage, des gitans, l’enseigne d’une station-service qui à elle seule pourrait dire l’heure de la nuit… Les images insistent, déposent des amorces d’histoire en même temps qu’elles éclairent une humanité fatiguée et meurtrie. Les voix qu’on entend s’intègrent dans ce qu’écrit une narratrice : celle-ci supplie qu’on la laisse poursuivre le livre, afin que son œuvre la conduise jusqu’au jour naissant. Et la sauve de la mort.
L’écriture, ici, embrasse les êtres et les choses dans un même mouvement de sympathie, d’empathie, de compassion. Le monde est rendu à sa présence par la langue, dans ces ruptures qui trouent les phrases et par quoi entre l’indicible. Hommes, femmes, bêtes et choses vivent la nuit dans une même proximité. Et les morts aussi sont là qui viennent rendre visite aux vivants puisque : « nous devons vivre en étant prêts à raconter un jour sous terre notre histoire aux chenilles en pensant que nous leur parlons de la miséricorde de Dieu ». Lire António Lobo Antunes, c’est pénétrer au cœur d’une émotion plus profonde que les ténèbres.
Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone
Traduit du portugais et préfacé par Michelle Giudicelli, Christian Bourgois éditeur, 571 pages, 28 €
Domaine étranger Les voix de la nuit
novembre 2009 | Le Matricule des Anges n°108
| par
Thierry Guichard
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Les voix de la nuit
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°108
, novembre 2009.