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Zoom L’utopie à bout portant

février 2010 | Le Matricule des Anges n°110 | par Sophie Deltin

Un recueil d’une majeure partie de l’œuvre en prose de l’Autrichienne Ingeborg Bachmann nous donne à réentendre l’humanité engagée de l’écrivain disparu en 1973.

Malgré l’absence éclatante de l’œuvre poétique, ainsi que de son unique roman achevé et publié de son vivant en 1971, Malina, c’est l’un des mérites de cette édition qui rassemble des textes narratifs relevant de tous les genres - récits, nouvelles, textes expérimentaux (sur Berlin et sur Rome), pièce radiophonique - que de faire saillir, par-delà sa cohésion tourmentée, l’unité de sens, la cohérence volontiers perturbante de l’univers de Bachmann. Sa fécondité, c’est la force de la vie dans une sensibilité extrême, une écorchure d’où s’échappe une vibration particulière, ouverte sur la violence (le « fascisme » dit-elle) dans les relations entre les sexes, ainsi que sur la conscience du Mal toujours à l’œuvre dans les pensées, l’imaginaire et les comportements d’une société qui n’a pas tranché ses liens de sang avec l’Histoire. Chez Bachmann, et comme pour Celan qu’elle aima « plus que sa vie », le désastre qui est inscrit au cœur du XXe siècle, a lézardé son existence personnelle. Le traumatisme fut même clairement daté pour la jeune enfant de 12 ans qui vécut comme « sa première frayeur mortelle » l’entrée des troupes nazies en 1938 dans la région frontalière de Carinthie, à Klagenfurt, sa ville natale. Si bien que dans les écrits de celle qui porta à vie tel un stigmate, le fait d’avoir été la fille d’un nazi de la première heure, on ne trouvera presque aucun récit qui ne s’exonère de cette douleur lointaine, planante mais fondatrice. Le sentiment de honte face à la souillure du monde et au langage des assassins agit invariablement comme le motif originel de l’écriture.
« Sais-tu… de qui tu meurs ? » : la question que pose Bachmann à ses personnages est en même temps une invective lancée à l’encontre de la société autrichienne d’après-guerre, si prompte à absoudre ses propres crimes. À l’opposé de cette bonne conscience amnésique, le diagnostic franc et direct que Bachmann établit, exclut tout compromis avec le courant de l’Histoire : « En effet je prétends (…) qu’aujourd’hui encore un grand nombre d’êtres humains ne meurent pas mais qu’ils sont assassinés ». « On exécute toujours quelqu’un » reconnaît non sans vergogne Josef, le protagoniste masculin des « Yeux du bonheur ». Pulvérisant définitivement les frontières entre l’histoire publique et la sphère privée, Bachmann montre ainsi comment le « virus du crime », enkysté dans l’ordre patriarcal de la société, continue d’exercer ses effets : les assassinats ne sont certes plus « exigé(s) » ni « récompensé(s) » sur la scène collective, ils sont juste devenus invisibles, plus insidieux et donc impunis dans les relations ordinaires qui sévissent dans les familles. Plus encore, c’est au sein même du couple qu’ils sont perpétrés, par une oppression subtile mais permanente à travers la loi et le langage de l’homme. Ainsi de Franza dont il nous est décrit le lent « chemin de mort » - « de station de douleur en station de douleur ». Franza littéralement « disséquée » dans sa personnalité par l’intelligence tortionnaire de son mari, un psychanalyste viennois réputé, qui l’a contrainte à « devenir un cas ». Les séquences de ce scénario d’anéantissement, Bachmann les expose d’une façon presque sismique : l’extase amoureuse avec sa part d’aveuglement initial (« quelque chose t’avertit alors et déjà tu n’écoutes plus »), de méprise (« j’ai cru en mon meurtrier comme en mon père ») et un rituel de soumission qui s’apparente à la mise en acte quotidienne, silencieuse, d’un « effritement ». « Je suis de basse race, finit par dire, laminée, Franza… c’est moi le fossile, lui est l’exemplaire qui règne aujourd’hui, qui réussit aujourd’hui, qui a la cruauté d’aujourd’hui, qui attaque et pour cette raison vit. » Le recours au frère - la seule figure masculine, chez Bachmann, du sauvetage possible - qui l’emmène au pays de l’enfance et jusqu’aux bords de la mer Rouge, n’empêchera pas l’effondrement final…
Les héroïnes des années plus tardives, celles des nouvelles réunies sous le titre français Trois sentiers vers le lac (1972), ne s’affranchissent d’ailleurs guère de cette communauté de destins. Mal assurées au sein d’un quotidien organisé qui leur a défini une place, celles-ci n’en éprouvent pas moins la « normalité » comme une menace et multiplient les subterfuges pour y échapper. Ainsi de Miranda, dans les « Yeux du bonheur », qui pour éviter d’en (sa)voir davantage sur son compagnon qui s’éloigne et la trahit, égare volontiers ses lunettes, préférant un monde voilé à la comédie sociale qui l’entoure. Abreuvée par les larmes du cauchemar historique, l’écriture fluide, parfaitement ancrée dans la matérialité de détails souvent très prosaïques, traduit bien le malaise et la chute de ces figures dans une forme de dépression qui n’est à chaque fois qu’une manière de diriger ses pas en direction de la mort. N’est-ce pas en effet d’une façon intense, quoique souvent d’abord à leur insu, que les « victimes » participent à ce qui les détruit ? Sauf que consentir à leur propre dissolution n’est toujours que la conséquence de leur position originelle de victime - parlant bien de « crime » et de « meurtre », l’écrivain lève ainsi toute ambiguïté sur les véritables coupables. Pour autant, et selon le propos avisé de Cécile Ladjali dans sa préface, il ne s’agit pas non plus de négliger « la virulente critique » que Bachmann formule « à l’encontre d’une certaine parole de femme » dont elle n’épargne pas « l’hystérie ». Sur la volonté de s’éterniser en l’homme, sur la continuelle dépréciation de soi ou l’abandon de son intelligence au profit des idées d’un autre, l’ironie de Bachmann peut s’avérer cinglante, allant jusqu’à faire de ses personnages des créatures pathétiques, voire détestables. Ainsi de Charlotte, la protagoniste de la nouvelle « Du côté de Gomorrhe » (La Trentième Année), qui dans son expérience même de transgression - elle ose rompre avec le rôle qu’elle occupe dans son mariage avec Franz, en s’autorisant à vivre une passion homosexuelle - est très vite gagnée par la pulsion de dominer. S’arrogeant à son tour la maîtrise des normes et de l’idéologie qui prévalent dans ce qui est décrit ailleurs comme « l’existence carnassière » de l’homme, l’ancienne victime, pour s’émanciper, devient bourreau à son tour…
« Ah ! Si on pouvait tout revomir, tout dégueuler, tout, tout ! »
Faut-il alors comme Elisabeth renoncer tout simplement à l’idée même de l’amour (« Trois sentiers vers le lac ») ? Dans le dédale des chemins qui tentent de la mener au lac de son enfance, le monde que l’héroïne parcourt n’est plus que vestiges et semble avoir englouti jusqu’à la possibilité même de la rencontre entre les sexes. D’où, par-delà ses aventures multiples, son refuge dans l’indifférence : « pas un seul homme qui soit vraiment un homme et non un cas d’espèce… cela voulait dire que… l’homme et la femme avaient tout intérêt à garder leurs distances, à ne jamais avoir affaire ensemble, jusqu’à ce que chacun ait trouvé le moyen de sortir de la confusion, de la perturbation, de la discordance de toutes les relations ».
Indéracinable pourtant sera la confiance de Bachmann en une nouvelle aube du monde. À commencer par celle qu’elle place dans le langage, celui en vigueur depuis le retour à « la paix » et qui porte la mémoire du crime, mais que depuis son entrée dans le Groupe 47, aux côtés de Günter Grass, Heinrich Böll et Paul Celan, la poétesse tente de réinventer. « Ah ! Si on pouvait tout revomir, tout dégueuler, tout, tout ! » fait dire l’écrivain à Friedl, écœuré par la mascarade de la cohabitation entre criminels et victimes dans la Vienne d’après-guerre (« Parmi les fous et les assassins »). C’est au sens strict, la langue elle-même, cette langue « commise mille et mille fois depuis des milliers d’années » (5e et dernière Leçon de Francfort) et rendue plus scandaleuse encore par la compromission nazie, qu’il a envie de vomir. « Fixée par les mots qui se survivent, l’ignominie peut renaître à tout moment » renchérit le protagoniste de « La Trentième année », avant de conclure en écho à Wittgenstein : « Pas d’univers nouveau sans langage neuf ».
Dans une autre nouvelle, « Tout », métaphore bouleversante sur le rêve exaspéré de rendre l’allemand à son innocence, un jeune père de famille s’interroge : comment puis-je « protéger mon enfant contre notre langue » et contre tout cet héritage qu’il trouve en arrivant ? De fait, le père assiste, impuissant, à l’absence de révolte de son fils qui en grandissant s’accommode tout bonnement du vieux monde, de ses codes, de sa violence, de son « langage d’escroc ». « Apprends-lui la langue des ombres ! Le monde est un essai qu’on a toujours renouvelé de la même façon, avec le même résultat. Fais un autre essai : laisse-le aller vers les ombres ! » lui glisse une voix ardente. C’est bien en effet « la langue nouvelle » des arbres, de l’eau et des feuilles que depuis les fascinantes Lettres à Felician et jusque notamment dans les Leçons de Francfort de 1959, Bachmann s’est acharnée à délivrer comme message. Car « un plus grand espoir » (Ilse Aichinger) reste encore à portée des mots, celui d’ « un royaume qui s’ouvre vers l’avant et dont les frontières sont inconnues ». Telle fut la tâche, la voie d’utopie d’Ingeborg Bachmann : « s’efforcer de trouver, à partir de notre médiocre langue, ce langage unique qui n’a encore jamais régné » mais qui a « réglé (son) pressentiment » autant que l’inéluctable de son destin.

Œuvres d’Ingeborg Bachmann
Actes Sud, « Thésaurus », 786 pages, 29,80



Bio express



1926 Naissance
à Klagenfurt
(Carinthie)

1946 Publication de son premier texte,
la nouvelle
« Le Passeur »

1963 Début du cycle romanesque resté inachevé sur les « Façons de mourir » dont les volets sont Malina, Franza et Requiem pour Fanny Goldmann

1964 Prix Georg-Büchner pour ses poèmes

1973 Meurt brûlée - suicide ou accident ? - à Rome

L’utopie à bout portant Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°110 , février 2010.
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