Trois dames, quatre messieurs, c’étaient pourtant des gens comme vous et moi, ordinaires, qui possédaient « comme allant de soi et sans en faire grand cas, un nom, une adresse et une conscience ». Mais voilà qu’un beau jour, d’un coup et sans transition, leur existence s’est trouvée précipitée, littéralement engloutie quelque part au fond des abysses. à l’instar de Gregor Samsa qui s’éveille un matin métamorphosé en une énorme vermine, Monsieur Blueher, le narrateur au centre du récit, un ancien gardien de musée, « hydrophobe notoire » qui plus est, devenu maintenant un « calmar de récif à grandes nageoires », ne peut que constater lui aussi qu’il a soudainement changé de forme, de corps « sans pour autant perdre la vie »… Et pourquoi pas ? demande amusé Ransmayr. En nous conviant cette fois à un genre d’odyssée marine, soit après nous avoir emmenés à l’assaut des sommets inviolés d’une montagne située « 6840 mètres au-dessus du niveau de la mer », c’est peu dire que l’auteur de La Montagne volante (cf. Lmda N°91) a l’art des écarts les plus extrêmes. Dans une note préliminaire écrite depuis le désert marocain, il explique s’être inspiré d’une série de photographies sous-marines. Ce qui aurait pu n’être qu’un trop gentil exercice scolaire, une énième version des Variations sur la forme narrative que l’auteur fait paraître à un rythme variable depuis 1999, devient sous sa plume élégante et raffinée un récit poétique touché par une grâce toute naturelle. Tour à tour onirique et réaliste, la prose ondoyante libère l’imagination vers l’enchantement d’un monde en apesanteur et surtout, ouvre le style à la légèreté de l’humour.
En créant des « aliens », des êtres quasi mythiques au sexe incertain, affectés d’un spectre mouvant de sensations qui puisent dans les eaux sans fond de leur vie pulsionnelle, le récit de Ransmayr nous plonge surtout dans un temps différent. Quel sens attribuer à ces métamorphoses ? Régression vers le vieux monde des origines, purgatoire dans les limbes d’une nature perdue ou au contraire, progrès dans le processus de l’évolution, sur la voie d’une simplification de plus en plus élémentaire ? Le narrateur lui, se plaît à croire qu’il s’agit seulement d’un séjour initiatique, qui de degré en degré, va sans doute le ramener à la vie aérienne. Si tous ses congénères (de la crevette impériale à l’hippocampe fantôme) réalisent leur métamorphose comme une délivrance - ils avaient tous en commun une phobie liée à la matière liquide - il arrive parfois qu’une nostalgie poignante les étreigne, regrettant le monde d’en haut…
Fable autant naturaliste que fantastique et philosophique, Dames & Messieurs sous les mers nous décrit une vie à la fois en exil et en miroir de la nôtre, donnant à méditer toute la distance qui la sépare de notre humanité quand celle-ci n’entretient plus la familiarité nécessaire avec la nature et ses métamorphoses, mais lui oppose son arrogance. En posant la question du franchissement et de la réversibilité des espèces, l’humain d’après Ransmayr n’étant pas un état irrémédiable du possible mais quelque chose qui reste encore à venir, l’écrivain nous confronte aussi bien à notre passé, à notre origine qu’à notre avenir imprévisible, avec cette utopie qu’un jour, la chaîne des métamorphoses du vivant n’aboutisse à des êtres, « peut-être grimaçants et méchants - mais, qui sait, peut-être aussi, oui, peut-être,… plus généreusement doués d’amour et de bonté que nous (l’espèce humaine) ne le fûmes jamais ».
Dames & Messieurs sous les mers
de Christoph Ransmayr
Traduit de l’allemand par Nicole Taubes
José Corti, « Merveilleux », 82 pages, 19 €
Domaine étranger Histoires à double fond
mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Sophie Deltin
Revisitant le mythe de la métamorphose, le conte fantastique de l’Autrichien Ransmayr s’amuse à penser l’étrangeté du vivant dans son évidence parfaitement énigmatique.
Un livre
Histoires à double fond
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.