À contre-courant des impératifs d’urgence de notre société cloisonnée, Claude Dourguin ne cesse d’évoquer – et d’invoquer – la joie profonde, la volupté physique du départ, de la marche, de cette espèce de mariage qui se scelle entre celui qui va et le paysage qu’il arpente. « Quelle plus terrestre réalité que le chemin ? » Partout – montagnes, bois, steppes, déserts, plaines – des sentiers, des passages s’ouvrent, s’offrent à nos pas comme autant d’invites à s’enfoncer dans la matière nue et sensorielle du monde. À une œuvre qui n’est qu’un long voyage au cœur des images et des paysages, des villes et des rivages – d’Ecarts aux Nuits vagabondes (Lmda N°100) en passant par Un royaume près de la mer et Escales –, elle rêvait d’ajouter un « Livre des chemins ». Avec Chemins et routes, elle en propose de magnifiques pages.
Car les lire donne envie d’emboîter le pas à notre marcheuse, de la suivre sur ces chemins de plein vent, ces sentes étroites, ces passages à moutons ou ces voies de bêtes dont elle dit aimer « le secret placide, la manière de rappeler au voyageur qu’il n’est pas unique maître à bord ». De l’accompagner sur ces chemins matinaux tout chargés encore des mystères de la nuit. Une forme de co-naissance au monde, capable de balayer les humeurs des plus désenchantées, en les confrontant à la transparence augurale d’une beauté chaque fois inédite.
De ces chemins, qui élargissent la conscience, s’accordent en profondeur aux saisons et aux rythmes de la planète, Claude Dourguin nous dit la poésie mouvante, l’appel souvent irrésistible. « Qui aime aller accepte de s’égarer, ne se déprend de ce goût, sachant diverses, surprenantes, les fortunes de la route et consentant comme par nature aux tentations. » Cet horizon d’inconnu, ce tremblement d’avenir qui se cache derrière l’inopiné ou l’imprévu fait tout le sel des départs, nous rend à l’innocence perdue de la bête en nous, ou nous renvoie à l’imaginaire de l’indien suivant une piste.
Qu’il soit écorché ou pierreux, de sable ou de neige, qu’il ne mène nulle part – « Holzwege » dit Heigegger – ou suive un ancien itinéraire militaire, chacun a « son allure, sa couleur propre, un rythme des pas différent ». « Plus que d’autres les sentiers côtiers sont des méditations en mouvement, remèdes aux “cul de plomb” vitupérés par Nietzsche. » Mais ce qui enchante aussi Claude Dourguin, c’est la mémoire de ces chemins, l’imaginaire émotionnel qu’ils suscitent, les moments d’histoire qu’ils charrient, depuis leur manière d’accompagner des façons de dire et de parler, de construire et de se réunir, jusqu’aux fantômes de tous ceux – pèlerins, soldats, marchands, colporteur, chemineaux, étudiants, peintres – qui les empruntèrent. Car Chemins et routes est aussi un voyage parmi les livres et les arts, des grands voyageurs du XIXe siècle, en passant par les romans de l’Autrichien Stifter, la musique de l’Allemand Brahms, les peintres qui descendaient vers le Sud pour découvrir le « Bel paese », Albert Dürer – qui, en quittant l’atelier découvrit, le premier, le plein air et « ce qu’impose cette nouveauté radicale, le lien entre la lumière et la couleur » – ou Nicolas de Staël qui, pour toujours, « affirme les pouvoirs de la route, réduite à la diagonale blanche, impérieuse, élan, défi, promesse, mirage d’échappée ».
Un livre voyageur pour se délivrer des emprises, sentir sa vie soudain sans poids vibrer à l’unisson d’un paysage. Car « tout ce qui a chance de “changer la vie”, c’est la grand route qui peut le dispenser. » Une assertion à méditer en rêvant d’espace et de contiguïtés heureuses.
Richard Blin
Chemins et routes
de Claude Dourguin
Isolato, 120 pages, 20 €
Domaine français Voies neuves
septembre 2010 | Le Matricule des Anges n°116
| par
Richard Blin
Par ses Chemins et routes, Claude Dourguin nous fait pénétrer au plus intime des paysages. Un livre de voyages et de méditations.
Un livre
Voies neuves
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°116
, septembre 2010.