Au cœur d’un bâtiment exhalant une odeur rance, un anonyme aux « vêtements miteux » consent bon an mal an à discourir sur le thème de la tristesse. L’organisation qui l’a invité, qui ne figure sur aucun registre et dont il ignore jusqu’au nom, lui a laissé carte blanche. Notre pseudo-conférencier, « expert d’aucune question », décide donc d’évoquer le souvenir de ce jour de novembre où l’exhibition du cadavre d’une baleine dans la remorque spectrale d’un cirque itinérant l’attrista. Ce jour où, enfant, les habitants de sa petite ville natale furent confortés dans leur « certitude que l’homme allait s’autodétruire dans une montée en puissance progressive de haine, engendrée par sa peur de lui-même. » Procédant à une mise en abyme frontale de La Mélancolie de la résistance – véritable chef-d’œuvre de László Krasznahorkai (Gallimard, 2006) –, le premier discours de Thésée universel ironise sur ces livres qui, tout en lorgnant du côté du sens universel, prétendent savoir ce que dissimulent et le corps mort d’une baleine et l’insondable tristesse.
Plus on pénètre le dédale narratif de Thésée universel, plus l’étau se resserre. Entre le deuxième discours (« Dans quel monde aimeriez-vous vivre ? ») et le troisième (« La possession »), les conditions de notre locuteur se sont obscurcies. Escorte armée, refus d’ouvrir la porte de l’auditorium lors de la seconde conférence, choix des sujets imposé et, enfin, séquestration dans un sous-sol avec deux sorties quotidiennes autorisées, entrent en cuisante résonance avec le contenu de ses propos. En insérant ce qui ressemble à des saynètes tragi-comiques, László Krasznahorkai confronte le lecteur à l’absurdité des lois « inexplicables et incontestables » qui régissent le monde des hommes, à la caducité de la notion (naïve) de Bien face à l’empire du Mal, ainsi qu’aux « instincts de petitesse et de jouissance immédiate » inhérents au désir apocalyptique de posséder. Un désir de posséder dont l’orateur acrobatique et impavide de Thésée universel semble s’être affranchi jusque dans la langue même.
À Bordeaux, dans le petit salon de l’hôtel Gambetta, László Krasznahorkai nous salue dans un français lapidaire ; français dont on apprendra qu’il tenta d’acquérir les rudiments en lisant l’intégralité d’À l’ombre des jeunes filles en fleur de Proust au moyen d’un dictionnaire et d’une bonne grammaire. Après avoir évoqué Berlin, ville où il vit, non loin d’Imre Kertész dont la « promiscuité et l’amitié lui donnent beaucoup de force », et ses diverses collaborations avec le cinéaste hongrois Béla Tarr, l’auteur de Tango de Satan (Gallimard, 2000) parle volontiers de son travail, avec force pantomime.
À travers son titre énigmatique, votre nouveau texte publié en français convoque d’emblée la mythologie grecque. Quel rapport peut bien unir votre narrateur « tombé en disgrâce » et Thésée, le héros vainqueur du Minotaure ?
Outre le fait que ce titre peut être lu comme une formule mathématique...
Entretiens Chapiteau existentiel
En Hongrie, une organisation contraint un homme à s’exprimer devant un public impassible. Par-delà la mélancolie et la révolte, Thésée universel de László Krasznahorkai exhorte au renoncement matériel.