Etre ou ne pas être », c’est bien là la question. S’assurer de son existence contre le sentiment parfois de se diluer dans l’espace, dans le temps, dans les regards, ou l’environnement, ne plus s’appartenir – et quelle chose alors, quel événement ou quelle sollicitude ferait que soudain nous est donnée la fragile certitude d’être.
Au verso du Chevalier inexistant de Calvino, bravant son inconsistance derrière son armure – mais le fait est qu’elle lui donnait aussi une allure –, dans la lignée d’un Hamlet frémissant, Carcasse est cette énigme qui cherche en soi. « Alors Carcasse retient tout ce qui éternue et goutte hors de Carcasse pour se fabriquer un dedans. Et les mouvements de l’air autour s’arrêtent eux aussi où Carcasse commence et dessinent une paroi. Et cela rassure Carcasse de sentir comme autour et dedans les mouvements sont arrêtés nets par la paroi et dévient, ou se calment, ou se régulent. »
Alors Carcasse est une mélopée au fil des pages, la scansion des tentatives posées par cet être anonyme pour donner une trajectoire offrant un embryon de réponse – car elle ne saurait être exhaustive, radicale, certaine. Être, oui l’expérience prête à y croire (au moins certains instants), mais le fait est qu’elle opère plutôt par intermittence, à tâtons, ou même par défaut, ouvrant la porte au doute. Alors, il faut : faire, essayer, choisir, développer, travailler, maintenir, résister, sonder l’espace et ses zones de turbulences que sont les autres, « le monde (qui) s’étend dans ses infinités, ses vides, ses secrets, et ses menaçantes présences ».
Et quand cette incertitude est si puissante que le pas en avant se fige, celui qu’il faut pour franchir le seuil, – toute forme de seuil, celui des moments anodins, quotidiens, seuil des engagements, plus solennels, seuil de la vie elle-même – quand l’être regimbe, incertain de soi, inconnu à lui-même, encore en gestation, ou bien par absence « d’amour du sport », rébellion face aux pressions de tous bords. Car être au monde, les pieds bien affermis dans notre société, dans son époque, requiert de la force : « c’est une période bétonnée se dit Carcasse, c’est une période cimentée, et de sable, et de cailloux, mais moi au bord de mon époque on attend de moi plus de souplesse je me trompe ? » Mais ce peut être aussi « période de face à face se dit Carcasse, sentant bien le soleil et le monde lui sauter au visage, c’est période de frontalité et de brutalité, mais moi au bord de mon époque on attend de moi un autre positionnement je me trompe ? »
Pour travailler au plus près de ces interrogations qui tournoient, Mariette Navarro explore le corps, fouille sa frontière, la peau, ausculte les organes, leurs fluides, leurs battements, elle va au plus près de tout ce qui nous fait chair et chaleur, substance et impermanence, être et mourir, pour en dégager cette subtile oscillation d’incertitude qui nous habite, enfouie au plus profond, car source de vertige. Auscultation des mouvements de l’être à travers son habitacle, mais aussi des interférences entre ses combats intimes et leurs impacts sur l’entourage car « cela serait surprise et déviation certaine des courants alentour, si au lieu de mouvement attendu, vaguement espéré par plusieurs autour et qui pressent, c’était jaillissement et force explosive et danger, si au lieu de barrage immobile éternel c’étaient lave et colère ».
Mariette Navarro (née en 1980), passée par le Théâtre National de Strasbourg, offre un texte liquide, porté par une voix déjà prête pour une scénographie, texte de la langue vivante, celle de nos doutes et angoisses, celle de l’affirmation, tour à tour ubuesque et émouvante, de notre existence, et de sa possible et ineffable richesse « quand on se fixe comme point de mire un point un peu plus haut que soi ».
Lucie Clair
Alors Carcasse
Mariette Navarro
Cheyne, 62 pages, 15 €
Poésie La belle incertitude de l’être
juin 2011 | Le Matricule des Anges n°124
| par
Lucie Clair
Le premier opus de Mariette Navarro est une prose poétique fulgurante, cernant au plus près les contours de notre présence au monde.
Un livre
La belle incertitude de l’être
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°124
, juin 2011.