Dix ans après sa mort à 75 ans, une double parution vient saluer l’un de ceux à qui la poésie française du siècle passé doit ses plus signifiants aboutissements. André du Bouchet poète, avant toute chose ; condition que son activité de chercheur ou de critique, dont Aveuglante ou banale donne un aperçu très complet, ne fait que suivre de loin, y donnant un arrière-plan intellectuel motivé surtout par des besoins matériels. Du reste, la totalité de ces textes plus ou moins hétéroclites – essais sur les écrivains qui l’auront le plus marqué (Reverdy, Char, Hölderlin, Ponge), deux projets de recherche pour le CNRS, deux traductions (dont un poème éblouissant d’Hölderlin), des ébauches etc. – sont entièrement dédiés à cette seule question qui n’ait jamais occupé leur auteur : la poésie. Tout comme, d’une manière tout autre mais non moins constante sinon obsessionnelle, ses carnets tenus quasi quotidiennement depuis le retour de du Bouchet en 1949 d’un séjour mal vécu par toute la famille aux États-Unis, jusqu’en 1955. Il s’agit là d’une nouvelle retranscription de ces carnets, une fois déjà proposés par Michel Collot en 1990 (Plon), et une autre retranscrits par du Bouchet même, chez Fata Morgana en 2000. Pourquoi cela ? « J’ai eu la surprise, dit Clément Layet à qui nous devons cette édition, de voir se dessiner un autre visage » de l’activité poétique de du Bouchet que celui retracé par les éditions précédentes. Un visage assumant mieux la répétition, l’imperfection, la lente maturation de ses idées, formulations et dispositions intérieures : « Cette image qui vient de sortir a mis exactement dix ans à mûrir. Je m’en contente pour la fin de la matinée ». En effet, le volume retrace, de proche en proche, le face-à-face le plus souvent douloureux du poète avec, d’une part, « la réalité, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas la poésie », et, d’autre part, avec la poésie même.
Il est intéressant d’observer à quel point les mêmes thèmes – quelquefois par des phrases identiques – se trouvent repris inlassablement, ici dans un patient arrachement à soi-même, là dans une lecture sensible et rigoureuse d’autres, de l’autre. Celui de vouloir ressaisir, comme Reverdy, la trame du temps, de marquer « une continuité qui est celle de la vie », tandis que, à l’instar de Baudelaire, « à chaque minute nous sommes écrasés par l’idée et la sensation du temps ». Celui aussi, qui en découle, de la « banalité » (ou d’un fantasme de banalité ?), de la poésie, selon la dichotomie : « banalité : l’évidence donnée / poésie : l’évidence arrachée ».
En effet, les poèmes s’imposeraient à l’esprit comme des objets ordinaires, dans la mesure où leur « cohérence profonde (qui) nous fait admettre un poème presque aveuglément, machinalement ». Voilà qui éclaire le procédé du blanc si caractéristique de du Bouchet : de tels textes aboutissent « à un texte presque blanc, comme une page de papier blanc, sans rature, ou de l’air ». Du coup, la poésie se fait « elle-même réalité arbitraire (…) Aveuglante ou banale, l’écart est peu sensible, déjà ce n’est plus d’elle qu’il s’agit ». Cependant, comme il le relève au sujet de Ponge ou de Reverdy, loin de le réconforter pour du Bouchet aussi les mots sont tourment : « ce que j’écris me gêne autant que mon corps ». Il souffre, l’intégralité du volume des carnets l’atteste, de toujours échouer à s’emparer du monde ; de ce que la chose, comme le verre d’eau pongien « ne veut pas être nommée, s’y refuse avec un acharnement égal ». D’où, comme partout dans son œuvre, une manière d’être au monde difficile, pénible, douloureuse : « avec les choses, les êtres, le monde réel – toujours en relation de déchirement », dans une « indicible sensation d’étouffement devant la réalité ». On rencontre là un être tout tendu pour prendre le réel en charge en même temps que ne parvenant pas à adhérer au réel, chaque jour dans une lutte contre la torpeur d’un mauvais sommeil, à l’affût de moments de vie, d’éveil, d’une réceptivité qui fasse voir (la vue, la vision sont pour lui fondamentales) et sentir : « J’ai ainsi un instant de sensibilité puis cet organe fugitif s’atrophie, la plaie merveilleuse se cicatrise, l’œil se ferme » ; « tout redevient sourd, aveugle, muet ». Les notes en vers qui rendent compte d’expériences diurnes sont, là encore sans surprise pour les lecteurs de l’œuvre, porteuses d’images de dysharmonie, cassure, destruction ; jusqu’à la lumière même, toujours chargée négativement : « cette étrange lueur sourde, blancheur aveugle, sans éclat ».
On est en droit d’imaginer que du Bouchet pensait, à propos de ses « copeaux » (ainsi Victor Hugo nommait ses propres « phrases et vers saisis au vol et serrés (…) dans des dossiers »), la même chose que ce qu’il avance dans un essai au sujet de Hugo : « il ne peut être nulle part mieux saisi que dans ces monceaux d’événements et d’images éclatés, ce bruit d’idées transcrites dans leur ordre naturel et restées disponibles ».
Marta Krol
André du Bouchet
Une lampe dans la lumière aride.
Carnets 1949-1955, 336 p., 26 €
et Aveuglante ou banale.
Essais sur la poésie, 1949-1959
368 p., 23 €
Le Bruit du temps
Poésie Comme on respire
juillet 2011 | Le Matricule des Anges n°125
| par
Marta Krol
Sans psychologie et sans l’anecdote, André du Bouchet s’éprouve dans ses Carnets de jeunesse.
Un livre
Comme on respire
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°125
, juillet 2011.