Avec l’exportation de juristes vers l’Empire du Soleil levant, la France a noué dès la moitié du XIXe siècle des liens étroits avec le Japon. Des liens que certaine catastrophe nucléaire ne dément pas. Hautement sentimentaux et culturels, les rapports des deux nations ne se sont naturellement pas limités au droit et à l’esthétique, ou encore, au début du siècle dernier à la grande mode vestimentaire du kimono. Une fascination réciproque s’est exercée et s’exerce encore qui trouvait déjà en 1882 une expression nette dans un roman comme Hara-Kiri d’Harry Alis ou, aujourd’hui, dans le récent « reportage » d’Amélie Nothomb. En littérature, c’est évidemment la vogue tenace du haïkaï qui manifeste le mieux cet intérêt pour les pensées et les arts de l’île lointaine. Et l’on comprend pourquoi : avec le haïkaï, c’est la douce économie des mots courts qui disent long, la contrainte des règles strictes. La poésie zen qui y prospère a fasciné l’Occident, et la France en particulier.
En 1905, Paul-Louis Couchoud et deux comparses avaient à la suite d’un voyage fluvial sur les canaux du Centre donné Au fil de l’eau, le premier recueil de haïkaï français – Claudel et Eluard n’étaient pas les premiers –, tiré à trente exemplaires (Mille et une nuits, réédition en septembre), et puis il y eut Fernand Gregh, Julien Vocance et la revue Le Pampre des frères Maublanc. Dans les années 1920, un numéro de la Nrf resté fameux mit en évidence le petit poème de 17 syllabes, et, enfin, le petit monde des lettres et de la librairie françaises sut à quoi s’en tenir. Ce que l’on ne savait toujours pas, c’est que le haïkaï faisait également des émules outre-Atlantique, et notamment au Mexique, notre ancien et très temporaire fragment d’Empire…
Au fond, c’est avec Rafael Lozano que le continent américain s’est signalé au cœur de la farandole des haïjins de langue française. Ce Mexicain né en 1899 dans la ville de Monterrey (Nuevo Leon) publia en effet très jeune un recueil sobrement intitulé Haïkaïs (Paris, Jacques Povolozky, 1921 [1922]) et, par extraordinaire édité à la japonaise, c’est-à-dire dans le sens inverse de notre lecture, et verticalement comme l’écriture nippone le propose. Une pluie de lettres coule sur les pages – difficile à reproduire ici…
« La nuit :/ Le cri-cri chante à qui ?/ Moi je chante pourquoi ? »
« Chemin :/ Il va à la fontaine/ comme moi vers l’amour. »
« Cyprès :/ Comme un fervent chrétien/ cherche à gagner le ciel. »
« Moulin :/ Il voit le ciel dans l’eau/ et voudrait s’envoler. »
« Avion :/ Abeille qui bourdonne/ vers la rose solaire. »
L’essai aussi typographique que poétique de Rafael Lozano n’était pas le premier dû à un Américain hispanophone. Un autre Mexicain, José Juan Tablada, s’était déjà distingué en foulant les terres de « l’esprit nouveau » avec Un dia (Caracas, 1919) puis avec El Jarro de flores (New-York, 1921). L’école mexicaine ne retenait cependant pas l’élément de surprise du dernier vers qui fait peu ou prou partie du charme du poème japonais. Aux côtés de Lozano et de Tablada, se tenaient encore José Ruben Romero, Francisco Monterde Garcia-Icazbalceta et Carlos Gutierrez Cruz qui produisit jusqu’à une brochure de propagande communiste en haïku, Comment pense le peuple (1923)…
De tous ces haïjins, seul Lozano ne fut pas influencé par Tablada. « Fécondé par la France », selon Gonzalez de Mendoza, il avait été formé à Mexico puis à Barcelone avant de découvrir lors de son installation à Paris, rue de Clairvaux, Paul Valéry, Paul Fort, Marcello-Fabri, Nicolas Beauduin, Alexandre Mercereau, toutes les figures germanopratines de la modernité. À cette époque, ici à Paris ou là à Barcelone, il fonde une revue hispanophone, Prisma, revista internacional de poesia (Barcelone, Editorial Cervantes) entre 1922 et 1924, où se mêlent tous ces noms à l’intelligentsia latino des deux rives de l’Atlantique.
Le cas de Rafael Lozano intrigue encore les érudits car après avoir consacré un essai à Valéry, son parcours s’est subitement nimbé de mystère : apparemment médecin, installé successivement à Barcelone et/ou à Paris, en Italie, au Mexique puis au Vénézuela, il semble avoir terminé sa carrière comme critique d’art pour le quotidien de Caracas, El Nacional. Son petit recueil de haïku, d’une rareté aussi insigne que celle de l’édition originale d’Au fil de l’eau, reste une pièce majeure mais méconnue de sa bibliographie qui compte encore un essai sur Paul Valéry, et des recueils tels qu’El libro del cabello de oro, de los ojos celestes y de las manos (El paso, La Ideal, 1920), La alondra encandilada, 1917-1921 (Madrid, 1921) ou cette Euterpe 1919, poesías sobre motivos musicales (Mexico, Obreros Intelectuales de México, 1930). Ses Haïkaïs, publiés par l’éditeur russe Jacques Povolozky (cf. Lmda N°104) reparaîtront en même temps qu’Au fil de l’eau. C’est une nouvelle pierre importante dans le jardin soigné des haïjins de toutes nations, et cela paraît bien naturel puisque, comme Lozano l’écrivait lui-même, « Le Livre :/ Un tombeau de pensées/ que chacun ressuscite. »
Éric Dussert
Égarés, oubliés Faiseur de pluie
juillet 2011 | Le Matricule des Anges n°125
| par
Éric Dussert
Nimbé de mystère, Rafael Lozano a été l’un des principaux haïjins mexicains. C’est en France qu’il s’est formé.
Un auteur
Faiseur de pluie
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°125
, juillet 2011.