Aventures dans l’irréalité immédiate suivi de « Tanière éclairée »
C’est peu dire que Max Blecher a hérité d’un destin peu commun : âgé d’à peine 20 ans, il découvre qu’il est atteint du mal de Pott, une tuberculose osseuse qui va le contraindre à passer le reste de ses jours allongé dans une gouttière et à ne plus fréquenter que les chambres des sanatoriums – calvaire qui s’achèvera dix années plus tard.
Ce volume réunit deux textes, présentés selon l’ordre chronologique des périodes qu’ils évoquent, le premier renvoyant à une vie antérieure à la maladie, le second témoignant de la présence quotidienne du mal.
Le premier volet de ce diptyque est entièrement consacré à l’enfance et l’adolescence de l’auteur, durant lesquelles il aura réalisé un apprentissage très précoce de la solitude, laquelle lui aura parfois fait perdre jusqu’à son identité. Très jeune, Max Blecher semble avoir présenté un tableau clinique assez complexe ne plaidant guère en faveur d’une bonne santé mentale : tendance à l’insomnie, recherche volontaire du noir, du sombre, de l’opaque, inclination à la folie (mais une folie d’un genre particulier, en quelque sorte consciente de ce qu’elle est), goût très prononcé pour les expériences limites, les émotions ambivalentes (le plaisir mêlé à la peur, parfois à l’angoisse), et prédisposition naturelle au malheur, puisqu’il vivait au quotidien avec « le sentiment de la profonde inutilité du monde », un sentiment qui l’enveloppait « comme une eau dormante aux vagues pétrifiées ».
Un bonheur difficile à comprendre.
Dans ces pages parfois oppressantes (malgré leur beauté cristalline), il évoque les endroits maudits de son enfance, des lieux étranges, pour ne pas dire improbables, souvent déserts, qu’une description minutieuse rend presque fantastiques (ce sont autant d’incursions dans l’irréalité). Sous sa plume, tout paraît grossi, exagéré, comme si le réel était perçu par une imagination enflammée, incapable de prendre les choses pour ce qu’elles sont.
Certaines de ses visions ont un avant-goût d’apocalypse : « je me trouvais soudain au centre d’un isolement terrifiant, comme si autour de moi les êtres et les maisons s’étaient agglomérés en une pâte compacte et uniforme faite d’une seule matière tandis que moi je n’étais plus qu’un vide qui se déplace de-ci, de-là, sans raison. »
C’est presque avec soulagement que nous quittons ces souvenirs d’enfance et d’adolescence pour ouvrir le second volet du volume. Mais ce qui nous attend alors n’est rien de moins que son journal de sanatorium (celui de Berck en l’occurrence, perdu entre l’océan et les dunes de sable, où tous les malades sont couchés sur des chariots). Bienvenue au royaume des « allongés », où tout n’est qu’ennui, solitude et silence, ce silence que l’on entend dans une chambre d’hôpital, quand aucune sonnerie ne réclame plus la moindre infirmière et que les râles des autres malades se sont tus (à commencer par ceux de cet enfant à qui l’on verse de l’éther pur sur les testicules pour lui soigner des fistules). C’est désormais sa vie d’alité que nous suivons. L’irréalité n’est plus alors la tentation qu’elle était pour l’adolescent ténébreux : elle est son seul et unique refuge, une nécessité pour celui qui souffre en permanence (impossible pour lui de vivre ici et maintenant). Et l’évocation de cette existence vécue en marge de la vie, semblable à « une enfilade de chambres différemment éclairées », se referme sur l’image épouvantable du cadavre d’un cheval en décomposition (auparavant, nous avions déjà ceux des cadavres de chiens).
L’on s’irriterait sans doute de ces tableaux baroques et de cette délectation morbide si ces deux témoignages ne paraissaient pas absolument sincères, frappés au sceau de l’authenticité. Pour Blecher, il n’est plus temps de prendre la pose : ses textes ont la valeur d’un testament.
L’ensemble forme une confession terriblement troublante, en ce qu’elle banalise la souffrance (Blecher l’accepte sinon avec résignation, au moins avec sérénité, et parfois avec un bonheur difficile à comprendre, comme si la douleur c’était ce qui lui restait encore de vie), et en ce qu’elle révèle un univers où la réalité et le rêve se rejoignent, s’entremêlent, se nourrissent l’un l’autre, pour au final se compléter. Ici, les certitudes apparentes du réel ne sont séparées du monde des incertitudes « que par une cloison extrêmement fine », d’une inquiétante porosité.
Eugène Ionesco voyait dans ces aventures une sorte d’« épopée intérieure ». Mais peut-être Blecher nous invite-t-il surtout à voir autrement la folie, considérée comme « une suprême et très séduisante tentative de regarder la réalité sous un autre jour que celui de tous les jours ». Séduisante, c’est quand même beaucoup dire, à moins de s’en tenir à la beauté de sa langue.
Didier Garcia
Aventures dans l’irréalité immédiate
suivi de La Tanière Éclairée
de Max Blecher
Traduit du roumain par Marianne Sora, Georgeta Horodinca et Hélène Fleury
Maurice Nadeau, 266 pages, 18,30 €