Supplément inactuel au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés
Clarté, implication totale, attention vraie, quand il évoque ses lectures, François Kasbi est aussi passionnant que convaincant. Auteur, en 2008, d’un Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, ce dévoreur de livres, ce lecteur vibrant, nous en propose aujourd’hui un Supplément inactuel, fort de neuf écrivains. Comblant quelques lacunes, il rend surtout justice à des auteurs souvent trahis, incomplètement lus ou carrément méconnus, dans le seul but de nous donner envie de les lire ou de les relire.
Et le pari est réussi tant Kasbi maîtrise l’art de mettre à nu une vie et une œuvre. D’emblée, en mettant l’accent sur la qualité différentielle de l’œuvre, et en n’oubliant jamais qu’un livre c’est toujours plus que l’homme qui l’a écrit, que c’est aussi les hommes qui sont autour, il tire des passerelles, remet en perspective, glisse d’un livre à l’autre en homme qui lit vraiment, c’est-à-dire sans savoir d’avance ce qu’il doit penser. Il défend, explique, insiste, fait jouer la biographie avec le texte, met en miroir et en relation, ce qui a pour effet de rendre presque vierge l’œuvre aux yeux mêmes de celui qui croyait la connaître.
C’est ainsi que sont revisités le génie d’Aragon, sa façon de marier modernité et tradition, contrebande et circonstances. « J’appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meut dans ma gorge (…). J’appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l’aube frémissante du jouir… Par exemple ». Le génie, ici, écrit Kasbi, est aussi dans ce par exemple suspensif. Le génie de Claudel aussi, qu’il faut débarrasser de tous les poncifs le réduisant à être « l’écrivain-catholique » ; celui de Valéry, qu’on ne lit plus, qui fut le parrain des surréalistes et du Nouveau Roman avant de devenir leur repoussoir. Un Valéry qui voulait tout comprendre, comme Emmanuel Berl, incapable de haine et amoureux du paradoxe, ce paradoxe dont Drieu La Rochelle fut l’incarnation absolue, lui pour qui vivre était d’abord se compromettre, tout en ne cédant rien sur la conscience morale. Une position insoutenable dont il a tiré la leçon en se suicidant. C’est encore Barbey d’Aurevilly, le Connétable des Lettres, l’immoraliste qui vomissait les tièdes « et eut le suprême honneur d’être payé de retour ». Un écrivain à tempérament, de ceux qu’on adore ou exècre – comme Aragon – et qui domptait la langue comme un écuyer son cheval. C’est Léon Bloy aussi, tonitruant, injuste, imprécateur, « docteur ès péroraisons prophétiques », qui essayera en vain de comprendre l’articulation entre l’art et la foi. C‘est Gobineau, « le grand malentendu d’une époque aveugle », un Barbey d’Aurevilly anti-chrétien, nietzschéen avant l’heure, ne croyant ni aux Lumières, ni au Progrès, ni à la Patrie, ni aux « masses » ; un « mage du désespoir » à la langue aussi colorée que prophétique, auteur d’un Essai sur l’inégalité des races humaines, au titre bien malheureux puisqu’il s’agit avant tout de Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des civilisations, un texte à la thèse controuvée, inaudible aujourd’hui, qui n’est qu’une « manière de poème romantique exalté et flamboyant qui, à l’inverse du romantisme “classique” français – La Légende des siècles – pronostique non pas une ascension continue de l’humanité amenée par le progrès, mais une décadence sans rémission ». Et puis il y a Paul-Jean Toulet, « poète “fêlé” dont retentit longtemps, une fois qu’on l’a entendu, le timbre inimitable ».
Neuf évocations rhapsodiques aussi jouissives qu’incitatives, qui rendent, dans leur vif et leur tout, chacun des auteurs évoqués.
Richard Blin
Supplément inactuel au bréviaire
capricieux de littérature contemporaine
pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés
de François Kasbi
La Bibliothèque, 136 pages, 13 €