Enzo Traverso s’est penché naguère avec la même perspicacité – parfois effrayée, parfois admirative – sur la problématique du totalitarisme, sur ce qu’il a appelé la « guerre civile européenne » (la période qui s’étend de 1914 à 1945) ou encore sur la trajectoire de certains penseurs – juifs en particulier – qui lui semblaient représentatifs d’une « pensée dispersée », philosophie de l’exil et en exil (voir Lmda N°54). Les deux ouvrages qui paraissent aujourd’hui poursuivent, en parallèle ou en écho, cette sorte d’exploration de ce que peut signifier la tâche de la pensée. À la question « Où sont passés les intellectuels ? », la conversation qu’il mène avec l’historien Régis Meyran apporte une réponse assez pessimiste. Par ailleurs il prend acte, dans La Fin de la modernité juive, du fait que les intellectuels juifs ont aujourd’hui, pour la plupart, tourné casaque et pris parti pour ce qu’il nomme le « tournant conservateur ». Ce diagnostic, qui peut dans un premier temps sembler assez sombre, mérite qu’on s’y arrête pour l’examiner en détail.
Répondant aux questions souvent judicieuses de Régis Meyran, Traverso élabore une sorte de généalogie à la fois rapide et sagace de la figure de l’intellectuel, de sa noblesse initiale et des avatars qu’il eut à connaître. Il rappelle que sa naissance, à l’occasion de l’Affaire Dreyfus (Zola et alii) est à mettre en relation avec l’autonomie de l’écrivain lentement conquise depuis le XVIIIe siècle grâce en particulier au progrès de la presse et parallèlement à la constitution d’une opinion publique. Il montre ensuite que contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne par exemple, l’absence de dichotomie (et de mépris réciproque) entre le savant et l’intellectuel a permis en France le succès de figures complexes – et puissantes : qu’il s’agisse de Sartre, bien sûr, mais aussi de ceux qui mirent leur savoir au service de luttes spécifiques, ainsi de Foucault et Bourdieu, chacun à sa manière. Aujourd’hui le paysage semble occupé soit par des experts (songeons à ceux qui se succèdent pour prôner l’austérité), soit par des figures médiatiques (de BHL à Onfray) : l’intellectuel, c’est le moins qu’on puisse dire, « n’est plus l’inventeur des utopies ». Même si une « une pensée libérale de gauche » résiste encore (Rawls, Habermas), celle-ci « relègue au second plan l’oppression et l’exploitation ». La conclusion, avoue-t-il, est « mélancolique » (mais pas résignée) : « il faut savoir intérioriser la défaite des révolutions du passé sans pour autant se plier à l’ordre du présent ».
La Fin de la modernité juive dresse un constat sans doute plus accablant. Remontant ici aussi le fil du temps jusqu’au XIXe siècle, Traverso analyse les raisons de la disparation d’une figure-clé de la quête de l’émancipation : les écrivains juifs qui, à partir de leur position excentrique, outsiders ou parias, étaient devenus les figures majeures de la pensée critique de la modernité (Freud aussi bien que Benjamin, Kafka aussi bien que Trotski). Préfigurant certaines caractéristiques de la mondialisation actuelle, ils avaient su tirer parti du destin qui leur était imposé, marqué par « les traits spécifiques de la diaspora juive : textualité, urbanité, mobilité, extraterritorialité », alors qu’en même temps l’antisémitisme voyait dans la figure du Juif « une métaphore du monde réifié », l’illustration de « la fantasmagorie de la marchandise ». Le parcours d’Hannah Arendt, en particulier, fait ici l’objet d’un chapitre d’une grande richesse, hommage à celle qui, « en de sombres temps », sut penser avec acuité aussi bien le nazisme et le stalinisme que le sionisme. Malheureusement, « après avoir été le principal foyer de la pensée critique du monde occidental – à l’époque où l’Europe en était le centre –, les juifs se trouvent aujour-d’hui, par une sorte de renversement paradoxal, au cœur de ses dispositifs de domination ». Pour Traverso, la plupart des intellectuels juifs (mais qu’entend-il vraiment par cet adjectif ?) se sont, durant les dernières décennies, tournés vers la défense inconditionnelle d’Israël et le choix du libéralisme (modéré ou ultra) en même temps que la mémoire de la Shoah devenait une sorte de « religion civile ».
Plus surprenant et plus discutable (puisque les propositions que nous venons de résumer se trouvent tout de même sous d’autres plumes) est le chapitre intitulé « Métamorphoses : de la judéophobie à l’islamophobie » : Traverso y présente la haine de l’islam – partagée par l’extrême droite comme par ceux qui se disent républicains (songeons chez nous à un Finkielkraut) – comme « le ciment de l’Europe ». D’après lui, les hommes barbus et les femmes voilées ont remplacé le Shylock au nez crochu d’hier, et l’urgence est donc de combattre ce « nouveau racisme » qui « s’accommode de la démocratie représentative, en la remodelant de l’intérieur ».
Thierry Cecille
Enzo Traverso
La Fin de la modernité
La Découverte, 190 pages, 19,50 €
et Où sont passés les intellectuels ?
Conversation avec Régis Meyran
Éditions Textuel, 111 pages, 17 €