Bove, les dépossédés
- Présentation Un cœur à l’étroit
- Entretien Une place parmi les hommes
- Bibliographie Bibliographie sélective
- Autre papier Un détective
- Autre papier Les vieux enfants
- Autre papier Pris au piège
- Autre papier Coup de grâce
- Autre papier
- Autre papier Direction Bécon-les-Bruyères ?
- Autre papier D’un certain usage de la concession
- Autre papier L’humour de l’aquoiboniste
Emmanuel Bove publia en 1927 un petit livre, Bécon-les-Bruyères, dans une élégante collection, « Portraits de la France », avec un clocher et un coq en couverture, aux éditions Emile-Paul frères. La collection accueillerait, entre autres, au fil des années, un « Rouen » d’André Maurois, « Brest » par Pierre Mac Orlan, « Bordeaux » de François Mauriac. En somme, ces livres devaient être une invitation au voyage dans une ville de France par un écrivain qui la connaissait bien, qui à l’occasion en était, comme Mauriac de la sienne.
Or, Emmanuel Bove n’était pas de Bécon. De façon plus générale, il n’était pas d’ici. D’ailleurs, il n’était pas, à proprement parler, d’ailleurs non plus. En fait, il était difficile, pour n’importe qui d’être de Bécon, car ce n’était pas vraiment une ville, mais principalement une gare inaugurée en 1891, sur le territoire de trois communes, Asnières, Colombes et Courbevoie afin de desservir Paris Saint-Lazare. Les livres de « Portraits de la France » étaient ornés d’un frontispice, dû à un artiste habile ou réputé. Celui de Bove fut dessiné par Maurice Utrillo, ce qu’indique la page de garde. C’est un fusain sans doute, qui montre la perspective d’une rue ordinaire, des maisons basses d’un côté, un mur de l’autre et des personnages noirs comme de grandes fourmis, seuls ou par couple, sur les trottoirs ou au milieu de la chaussée, vide de véhicules. Au premier plan du croquis, sur les pavés, des traits noirs hachurés, comme d’une écriture, calligraphie inconnues. J’ai compris, au bout d’un certain temps, qu’il fallait regarder la page dans un miroir pour y déchiffrer ce qui était en fait une signature : « Maurice Utrillo.V. 1927 ». Dès les premiers mots tracés, et pas par l’auteur, « Bécon », était annoncé comme un livre renversé et ainsi renversant.
« Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant son nom printanier prévient le voyageur, dès le quai, qu’en sortant à droite il se trouvera côté-Asnières, à gauche, côté-Courbevoie. » Bécon, sans ses bruyères, est donc au milieu de deux côtés, c’est-à-dire partout et nulle part.
Bove, dans ce petit livre admirable de concision, où chaque détail peut donner le vertige, répond le mieux du monde, à mon sens, à votre question. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse exactement d’absurde ici. Plutôt d’un excès de réalité, d’un manque tout autant, ou son double, perpétuellement retournés, à l’envers, à l’endroit. Bove invente, crée une géographie et du coup une vie béconnaise sous verre, histoire sans histoires, sociologie sans drames ni affects, légèrement tremblées, vacillantes. Bécon, ses passants, ses passantes, ses artères sont plus vrais que vrais. Par exemple, la rue du Tintoret, dont tout le monde parle et qui ne mène nulle part. Trop vrai, pour une ville qui n’existe pas. Et ce qui n’existe pas, ou si peu, a besoin de vérité et c’est bien là le pouvoir de la littérature. Cela fait penser à ces villes disparues, englouties de la steppe...