Ce nouvel opus ressemble à une chambre d’écho, au lieu des palabres, lesquels entrecroisent chacun le régime spécial de paroles dites en son for intérieur. La plupart des textes ici réunis (en un montage allant des écrits de « Nonoléon » à « Souvenir de l’avenir », en passant par « Qu’est-ce qu’écrire » ou encore les ensembles critiques à propos de Sade, Bataille, Michaux, Dada, etc.) ménagent une place à des expériences dont toutes, au final, reviennent à créer en soi l’espace d’un autre. Le lieu peut-être d’une étrangèreté encore au-delà de l’intrus entré en nous ; étrangèreté à partir de laquelle le fameux « Qui je fus » de Michaux devient l’obje(t) contradictoire de la démarche même de l’écrivain.
De ce « je suis né troué », hanté par le vide et la rage, on pourrait faire la phrase leitmotiv du je est un autre rimbaldien. L’acte d’écriture est ici une ligne de fuite par où le « je » touche à sa puissance impersonnelle, devenant lui-même le lieu où s’élargit le monde. L’autre, entré en soi, forme la matière d’un frottement, d’un entrelacement, que ne cesse d’interroger l’écriture, de son espace à sa politique, jusque ceux-là qui dessinent face à l’auteur (le lecteur formidable qu’il est) des sortes de « balises clignotantes » (de Artaud à Dupin, Guillevic, Frénaud, Bessette, Perec, Perros…). Voilà par exemple ce que Bernard Noël écrit encore de Michaux, qui vaut ici comme une méthode créatrice : « Tout (dans la « crudité verbale ») contribue à l’élan : émotion, pensée, accélération, mais il ne faut pas se tromper sur la qualité de la vitesse car elle doit pouvoir défoncer la syntaxe aussi bien que la frôler en douceur ». Cette seule phrase pourrait tout aussi bien définir la rage graphique des cahiers d’Artaud que Paule Thévenin transcrivit avec une passion que Bernard Noël définit comme une « offrande à la dévoration ». Paule, « cette lectrice est devenue la pensée du corps déposé : ce corps de papier renaît sans organe dans le corps vivant à lui sacrifié ». Le travail de Paule Thévenin (que défendit sans détour Noël face à ses détracteurs), par sa logique, s’opposât naturellement à la clinique systématique des analyses génétiques. C’est peut-être l’un des points où, en toute rigueur, s’invente une conception organique, corporelle, de la lecture, qu’elle renvoie à l’acte d’écrire (ou d’écriture) ou à l’auteur lui-même. C’est ainsi que « D’une main obscure », placé sous le signe de L’Arrêt de mort (Maurice Blanchot), narre l’expérience saisissante et hypnotique d’un malaise survenu à la lecture des premières pages de ce livre, jusqu’à ce que Bernard Noël y sente les prémices d’une agonie, au point qu’il cherchera à se jeter du train en gare de Chartres. Les pages nommaient en préalable la venue d’un distique (« une tache blanche/et c’est le soleil »), en cherchaient le sens, voire la « sensure » souterraine, pour finalement nommer deux drames : mourir et parler (écrire) : « Le drame s’abolit quand on est mort ; quand on a parlé il commence », l’arrêt de mort livrant à la fin son évidence, celle d‘être « aussi et à la fois, la sentence et la suspension » de la mort.
On voit ici comment la logique physique de la lecture s’immisce dans le corps lui-même pour nous livrer une expérience inexpugnable, dont le silence et la matité déposent sur nos vies comme un voile de terreur fascinée… Mais ce n’est pas tout. Il faut ici comprendre le ménagement de cette place à/et pour l’autre comme l’acte de « voir de dos », et à travers cette aberration apparente y entendre le « doète » (dans « Nonoléon ») suivre la ligne de fuite d’Orion aveugle. Les pages d’« Intimité », dans lesquelles Bernard Noël relate les effets d’une opération chirurgicale subie après une chute, n’échappent pas à cette logique : « Pour voir de dos, il faut avoir le sentiment d’être un volume. J’ai perdu ce volume. Impression de minceur et par là même d’insignifiance. L’ombre de l’aile de l’imbécillité va et vient lentement sur toute ma surface ». Et ainsi il remonte de la nuit les yeux rougis de l’épreuve traversée : « Il y a un point infranchissable./Peut-être n’en affronterez-vous jamais l’abrupt si le langage est pour vous sans bord, sans limite, sans extrémité. Ce point se découvre par hasard. Un jour, tout simplement, les mots manquent, et voici un à pic, et devant lui le vide : une immensité vide. (…) L’effroi du langage devant cet à-pic soudain taillé en lui transpire dans le poème … ».
Emmanuel Laugier
La Place de l’autre,
Œuvres III
Bernard Noël
P.O.L, 877 pages, 35 €
Poésie Grenier mental
février 2014 | Le Matricule des Anges n°150
| par
Emmanuel Laugier
Troisième volume des « Œuvres » de Bernard Noël, La Place de l’autre interroge sur plus de quarante ans les entrelacs entre l’acte d’écriture, son expérience, et l’existence telle qu’elle y pénètre.
Un livre
Grenier mental
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°150
, février 2014.