Écartant pans d’ombre et plis de lumière, Pierre Bourgeade, dans Ramatuelle, et surtout Venezia, nous invite à voir ce que beaucoup s’acharnent toujours à ne pas voir : la part sombre de l’érotisme et de ce qui en nous, appartient à la nuit. Cette part noire ou maudite, il en montre la nudité monstrueuse, il en distille le non-dit, il en impose la réalité.
Dans Ramatuelle (2007) d’abord, qui retrace les faits et gestes d’une semaine fatale telle que retranscrite dans le journal d’une Parisienne de 35 ans, Françoise d’Elbée, mère de deux enfants et épouse d’un banquier. C’est le récit d’une désertion, celle d’une femme qui, sans préméditation, décide brusquement de lâcher prise, de fuir le rôle dans lequel son mariage l’a enfermée, et ce, à l’occasion d’un événement parfaitement imprévisible. Partie une semaine avant toute sa famille pour rejoindre La Figuière, leur résidence d’été à Ramatuelle, elle s’endort lors d’une pause à l’ombre des pins, sur la route des Maures. Elle est alors brutalement réveillée par des cris, et assiste à une scène stupéfiante. Deux garçons qui viennent d’extraire une femme de sa voiture, la frappent à coups de pierre, la violent, la rejettent dans sa voiture, qu’ils précipitent ensuite dans le ravin. Lorsque la police arrive, au lieu de dénoncer les coupables, voici qu’elle explique qu’elle a tout vu, qu’il s’agit d’un accident et que les deux garçons, arrivés sur les lieux, n’ont rien pu faire. Mieux encore, elle leur propose de les emmener chez elle, à Ramatuelle. « Je ne peux pas dire pourquoi j’ai agi ainsi. Je n’ai ni remords ni regrets. » Dès lors, brisant toutes les digues de la raison et des convenances, elle qui n’avait jamais touché un sexe d’homme, entre dans un infernal jeu sadomasochiste, se rend complice de l’attaque, avec mort d’homme, d’une camionnette du Crédit agricole, se prostitue, s’ouvre à tout ce qui était pour elle l’impensable autant que l’impossible. En donnant une réalité sensorielle, visible, tactile au pouvoir d’égarement du désir, à la volupté soufrée de la transgression, Bourgeade nous montre, au fil d’une écriture aussi cinématographique qu’élégante et concise, une vie qui s’enfonce dans un absolu de violence et de perversion. Comme s’il voulait souligner, à l’instar de Sade, la solidarité du crime et de la volupté.
Venezia, le dernier roman de Bourgeade, a le flamboiement obscène des dernières œuvres de Picasso. D’une veine insolente, lucide, outrancière, il a pour cadre la splendeur théâtrale de Venise et de sa lumière bougée. Il met en scène, dans un palace vénitien, une micro-communauté d’êtres désœuvrés, très libres de mœurs et de pensée, dont deux Américaines milliardaires. Il y a celle qu’on attend, Mrs Springfield – une femme mordue d’art moderne et avec qui il faut s’attendre à tout – surnommée la Contessa, qui a l’habitude de s’encanailler chaque automne à Venise où elle retrouve Larry, son gigolo, qu’elle rémunère pour ce service, 24000 dollars, payables à l’avance, chaque premier janvier. Quant à celle qu’on n’attendait pas, Miss Carrington, elle arrive dans un fauteuil roulant – « forme blanchâtre qu’on eût pu comparer à une orchidée qu’on aurait écrasée d’un coup de talon » – poussé par une jeune Suédoise. On apprend bien vite qu’elle est son esclave, que sa maîtresse, née prématurément, a été condamnée par ses parents à vivre « à l’état d’araignée humaine ». Larry est à son affaire, avec ce couple. Et quand la dominatrice lui propose de prendre, un soir, sa place, il exige que la jeune esclave lui pisse dessus. Des jeux bien puérils au regard de la fête que va organiser la Contessa – 83 ans, 1m 80, 113 kg – qui arrive d’Allemagne, le pays responsable de la mort de sa mère, en camp de concentration. L’escortent cinq actionnistes qu’elle a engagés dans un but précis : l’accompagner à Venise, avec étape à Berlin, cette « capitale de terreur, de sang et de merde… où je veux souffrir par vous, en raison de ce que ma mère y a souffert ». Dernier acte avant l’apothéose vénitienne. « À Berlin, vous m’avez fait revivre les premières étapes de la passion, ici, j’arrive au terme. (…) Je voudrais donc, demain, que vous m’attachiez sur la croix et que vous me frappiez à mort. » Une fin dont elle a défini la forme théâtrale et la progression, un peu comme Casanova envisageait, cherchait, composait son plaisir. Une manière pour Bourgeade, l’auteur des Immortelles, de nous livrer, non sans humour et distanciation, un mode d’emploi rêvé de l’existence tout en nous rappelant que rien, jamais n’empêchera le sexe, le sang et la mort d’exercer leur empire sur les hommes.
Richard Blin
Pierre Bourgeade
Venezia
128 pages, 6,95 €
et Ramatuelle
96 pages, 5,95 € Tristram, « Souple »
Domaine français Dissidence de l’innommable
Disparu en 2009, Pierre Bourgeade avait laissé un roman inédit : Venezia. L’occasion, avec la réédition de Ramatuelle, de redécouvrir un écrivain qui aimait les femmes, le stupre et la sorcellerie évocatoire de l’écriture.