Toucher les intouchables – les victimes du cancer, les drogués, les homosexuels, les filles-mères –, c’est ce à quoi œuvre Kate Braverman depuis plus de trente ans, à travers ses romans, poèmes, essais et autres performances. Se définissant elle-même comme une « hors-la-loi littéraire », l’auteur de Lithium pour Médée (Quidam, 2006) aspire à écrire comme on commet un crime, l’écriture digne d’intérêt n’étant jamais pour elle que celle des blessées ou des révolutionnaires, de préférence les deux à la fois. Celle de qui n’hésitera jamais à mettre en danger son quotidien pour mettre au monde sa vision.
Réconcilier le crime et la féminité c’est, dans Bleu éperdument, le projet de l’écrivain californien qui, influencé par les incendies littéraires de Tennessee Williams, Saul Bellow ou Sylvia Plath, dévastera les apparences, infestera les bonnes manières, saccagera les certitudes et pillera les intimités. Pour cela travaillant sur 250 pages en peintre de la criminalité. Imageant l’angoisse des citadins trop installés, portraiturant les rituels de la violence conjugale, colorant l’accablement du passage à la quarantaine ou, plus banalement, « révélant l’existence d’un paysage caché » d’une manière qui « tient du viol ».
Réconcilier le crime et les femmes, ce sera aussi pour Braverman (nom dans lequel on peut opportunément lire « braver than a man ») oser camper la féminité dans les ténèbres. Avoir l’audace de mettre en scène des héroïnes pourvues d’autres qualités que celles d’éclairer la vie des hommes. Raconter l’histoire, donc, de ces femmes qui ont le cran d’échapper aux rôles traditionnels dans lesquels la littérature les restreint généralement. Refusant de n’être que figures de poésie, d’érotisme ou de douceur. Refusant d’être réduites à leur grâce. Laurel, Jessica, Joan, Erica, Suzanne, Diana, Kate et les autres personnages autour de qui tournent les onze récits de Bleu éperdument seront donc alcooliques, cocaïnomanes, apprenties assassins, voleuses imaginaires ou mères célibataires. Au bord de l’évanouissement et seules, chaque fois, à affronter leur nuit intérieure.
Dans un état proche de celui de Sylvia Plath dans sa Cloche de détresse (que Braverman cite comme son modèle privilégié), les femmes peintes par Kate sombreront dans la dépression. Et plus précisément, dans la dépression inférée par l’impossibilité de réaliser, tout comme d’oublier, leurs fantasmes dans un monde qui se refuse à les laisser vivre. Dépressives parce qu’indomptées, en somme. En détresse parce que « titubant sous le charme de ce qui n’est pas plausible », instables parce qu’habitant « la cité de l’Espoir, [cet] hôpital dont on ne ressort jamais ».
Toutes refusent de colmater leurs failles par le divertissement chronique, la comédie ou l’hystérie habituelles de notre siècle. Plutôt que de calfeutrer leurs crises à force d’emplois du temps aseptisants, les figures de Braverman s’engouffreront dans les brèches ouvertes par le mal de vivre....
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Et si la femme était une réaction de combustion vive, produisant de la chaleur et émettant de la lumière. Et si la femme était à l’origine de la production du feu ? Quelle alors en serait sa couleur ? Bleu, répond l’Américaine Kate Braverman – éperdument.