Ça commence comme un roman noir. Sec. Violent. À quelques kilomètres de la frontière avec l’Irlande du Nord, au début des années 1990. Dimitris, ancien membre de l’IRA, vient de perdre son père, vétéran respecté du conflit armé contre le pouvoir anglais. Il perd un père, mais aussi la protection implicite que celui-ci lui garantissait jusque-là. Ses cendres sont encore chaudes quand les responsables de la brigade régionale de l’IRA lui intiment fermement de rejoindre à nouveau leurs rangs, mais aussi de livrer son frère, Nico, banni pour avoir exécuté un de leurs officiers supérieurs : « Ce que Nico a fait doit être puni, ça ne peut pas être autrement. » Familiarité grinçante, menace doucereuse – tuer ou être tué ?
Résolument, tuer. Et fuir, sur les traces du frère disparu, avec pour seules indications les derniers mots du père mourant : « Cherbourg, puis direction la mer Noire. » Dimitris part, suivant cette piste incertaine en un pari totalement irrationnel et quelque peu absurde. Ce sera Cherbourg donc, puis Paris, Vienne, Sofia, jusqu’à Bourgas, sur la côte bulgare. La voilà enfin, la mer Noire, « une mer oubliée, perdue dans un pli de la carte entre l’Europe et l’Asie », guettée « au détour d’une vallée, à la sortie d’un tunnel. Il voulait voir sa couleur. Était-elle vraiment noire ? (…) Son père lui avait dit que c’était une mer empoisonnée. » De là, traverser l’eau noire vers la Turquie, et enfin, terme du voyage, jusqu’à Soukhoumi, capitale de l’Abkhazie, cette petite région de la Géorgie qui, au tournant des années 1992, se trouve en plein conflit séparatiste – indépendantistes, armés par la Russie, opposés au gouvernement géorgien. Ce territoire invisible et oublié des confins de l’Europe, aujour-d’hui république autoproclamée reconnue par une poignée d’États seulement et toujours en conflit, l’auteur, Dov Lynch (conseiller politique à l’Unesco depuis 2010), l’a arpenté, y a travaillé – en tant qu’universitaire et politologue –, s’en est imprégné, d’abord comme un terrain d’analyse politique, mais finalement aussi comme le théâtre toujours recommencé de la barbarie humaine, le barbaros n’étant à l’origine que celui « qui parlait une autre langue que le grec » : l’étranger. Pour cette première incursion dans le domaine de la fiction (après de nombreux essais et articles sur les conflits de l’Europe de l’Est), Lynch l’Irlandais a d’ailleurs abandonné son anglais maternel pour écrire directement en français – cinq ans durant –, dans une langue taillée au cordeau, toute en économie, mais étonnamment capable de respirations plus arrondies.
Ça commence comme un roman noir. Pourtant, alors que s’engage la longue et silencieuse anabase de Dimitris, ce voyage de retour au terme duquel brille la sombre et dérisoire étoile de Soukhoumi – ville natale de la mère, elle-même enfuie des années auparavant –, le texte bascule, et le lecteur avec lui, vers une épure progressive : de la trame initiale ne reste plus bientôt qu’un lent et obstiné mouvement de dépouillement, jusqu’au tableau final, quasi réduit à une abstraction (l’homme/le monde, la vie/la mort, le blanc/le noir/le rouge). Bien que tout le récit soit tendu vers d’hypothétiques retrouvailles (avec ce frère, la mère peut-être ?), l’essentiel se dessine ailleurs, justement dans le déplacement qui s’opère – qui est un déplacement narratif, physique, mais aussi mental –, dans ce lent déport, cette extraction têtue – des géographies familières, des conflits repérés, des formes connues – pour s’enfoncer peu à peu dans un no man’s land absolu. Soumis à l’étrangeté grandissante du monde, Dimitris s’affronte avec une mystérieuse détermination à l’incompréhension – des langues des pays qu’il traverse, des visages croisés, des règles du jeu des territoires en guerre – dans un étonnant lâcher prise où il se soumet au flot mystérieux qui l’emporte, accueillant la précarité croissante, et bientôt menaçante, d’un ailleurs obscur, inhospitalier et indifférent. Mais tandis que l’espace autour de lui s’ouvre, inquiétant, et qu’il y apparaît concurremment comme un élément insignifiant, rien de plus mais rien de moins que les autres, Dimitris gagne en profondeur : quelque chose se visse, dans l’errance même. Quelque chose qui est de l’ordre de l’affirmation de l’être au monde, d’une simple et essentielle humanité – d’une vérité, au moment même où tout disparaît : « L’eau de mer avait détruit son passeport. La photo d’identité était décollée et abîmée. Une partie de son visage avait disparu, il ne lui restait plus qu’un œil. Il déchira le document en petits morceaux qu’il éparpilla dans la cour. »
Soumise à un fatum tragique, à une indiscutable nécessité, plus forte que la peur et la raison conservatrice, sourde aux rencontres esquissées et aux lueurs éphémères dans cet indescriptible chaos, la quête s’achève lorsque Dimitris, la tête doucement allongée contre son bras, découvre cette « forme d’absence » qu’est la paix.
Valérie Nigdélian-Fabre
Mer Noire
de Dov Lynch
Anacharsis, 144 pages, 15 €
Domaine français Guerres et paix
février 2015 | Le Matricule des Anges n°160
| par
Valérie Nigdélian
De l’Irlande à la Géorgie, d’un conflit à l’autre, un voyage jusqu’aux confins de l’Europe et ses derniers (?) barbares. Un premier roman implacable, sombre et lumineux.
Un livre
Guerres et paix
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°160
, février 2015.