J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique. Pas du tout par goût de la simplicité, il n’y a rien de plus compliqué que l’ordre chronologique. Pas du tout par souci de réalisme, il n’y a rien de plus irréel que l’ordre chronologique. C’est une abstraction, une convention culturelle, une conquête de l’esprit géométrique. On a fini par trouver ça naturel, comme la monogamie.
L’ordre chronologique est une façon pour celui qui écrit de montrer son emprise sur le désordre du monde, de le marquer de son empreinte. On fait semblant d’être dieu. Souvenez-vous : le premier jour Il créa ceci, le deuxième jour Il créa cela, et ainsi de suite. C’est Jéhovah qui a inventé l’ordre chronologique. »
Le déroulement chronologique confère également aux événements biographiques une cohérence, transforme une existence, sinon en destin, du moins en trajectoire douée d’une logique sinon authentique, du moins vraisemblable. Qu’on en juge : Jorge Semprún naît à Madrid le 10 décembre 1923 dans une famille de la haute bourgeoise, son grand-père maternel fut à cinq reprises président du Conseil du roi Alphonse XIII, un oncle maternel sera le ministre de l’Intérieur de la république espagnole proclamée en 1931, son père est un intellectuel libéral, proche de José Bergamin et du groupe personnaliste d’Esprit, il fréquente les milieux littéraires : l’enfant Semprun aperçoit Lorca, par exemple, reçu à l’occasion d’un dîner. Jorge Semprún meurt à Paris le 7 juin 2011, écrivain reconnu, célébré aussi bien en Espagne qu’en France, membre de l’Académie Goncourt, il a en outre été ministre de la Culture du gouvernement socialiste de Felipe González de 1988 à 1991 et un ardent défenseur de la construction européenne. Nul doute qu’on pourrait être tenté d’imaginer, entre ces deux bornes temporelles, une existence admirable mais prévisible : celle d’un héritier, se contentant de vivre ce à quoi il était destiné. Mais Jorge Semprún est aussi cet homme qui court, effrayé, à l’aube d’un matin de janvier 44, sur « l’avenue monumentale, bordée de hautes colonnes de pierre surmontées par la violence hiératique des aigles hitlériennes », dans les hurlements des SS et les aboiements des chiens, au-delà du porche de Buchenwald marqué du slogan Jedem das Seine : à chacun son dû. Il est également Federico Sanchez, alias Mora ou Artigas, membre du comité central du Parti communiste espagnol, envoyé clandestinement en Espagne, de 1954 à 1963, pour rallier les rares forces de résistance au régime de Franco, déjà installé depuis deux décennies. Il est également cet adolescent – dont la mère est morte quand il avait 8 ans et dont le père a dû s’exiler – qui découvre à Paris le lycée Henri-IV où il va être pensionnaire : à la buanderie, une religieuse scrute ses sous-vêtements pour en estimer la propreté. Il est également Gérard, résistant de 20 ans du réseau Buckmaster, arrêté et torturé par la Gestapo. Il est aussi le scénariste de films qui marqueront notre...
Dossier
Jorge Semprun
Le métier d’homme
Témoin et acteur d’un demi-siècle tourmenté, Jorge Semprún recompose indéfiniment le territoire de sa mémoire, alliant l’entreprise autobiographique et l’invention romanesque, pour débusquer le Mal radical et éclairer la fraternité humaine.