Rhapsodie : poème épique narrant les aventures d’un héros. Ici, les héros s’appellent Christelle et Bertrand. Photogéniques et télécompatibles, ils sont choisis parmi de très nombreux candidats pour incarner les personnages de « Révélations », une émission de téléréalité. Suite au casting, ils sont relookés, adaptés, biographés, de manière à être conformes pour que chacun puisse se reconnaître en eux. « Tu es banale, anodine, c’est pour cela que nous t’avons choisie, c’est cette banalité que nous allons transformer en histoire incroyable. » Ils sont même rebaptisés pour devenir Ludivine et Frédéric.
Sylvain Levey construit sa pièce en trois étapes : le casting, le tournage et l’émission. Trois étapes au cours desquelles nous voyons se construire une réalité fictionnelle et des personnages dont la vie additionne tous les éléments qui construisent aujourd’hui l’image supposée et imposée du couple idéal. Ils se rencontrent, par hasard, tombent amoureux, se marient, achètent une petite maison près de Dunkerque, elle veut un enfant, lui non. C’est banal à pleurer. Mais sur ces vies formatées, le directeur et la directrice des divertissements viennent accrocher les drames et les petits accidents de l’existence : parents décédés, partis ou séparés, passion du jeu, dettes, drogue, dépression, solitude. C’est leur force de caractère qui leur permettra de surmonter ces obstacles, chacun sauvant l’autre et forçant l’admiration et la compassion du public. Lorsqu’elle lui dit qu’elle est enceinte, il la trompe, pour calmer sa colère. Pas longtemps. Mais il apprend à cette occasion que sa femme est aussi sa sœur. Comment faire ? L’arrivée de l’enfant les rassure et rassure tout le monde, il est normal. Obstacle surmonté. Leur réussite et le succès rencontré par l’émission les propulsent sur la scène médiatique : « Frédéric de son vrai prénom Bertrand est invité sur des plateaux de télévision pour parler de : Comment vit-on le fait d’être l’oncle de son propre fils ? Ludivine de son vrai prénom Christelle est reconnue dans la vie et signe des autographes ». « C’est ça « RÉVÉLATIONS », des couples, des histoires et des secrets ». Et puis en contrepoint de cette construction fictionnelle, il y a un récit.
Quelque part aux États-Unis, un jeune couple se rencontre, se marie et achète à crédit sa résidence. « Ils ont acheté une maison, la troisième du catalogue celle en bas à droite avec trois chambres. » Leurs voisins regardent la télévision. La crise des subprimes vide le quartier, le jeune couple fuit parce qu’il ne peut plus payer et les voisins ont tout perdu : « Deux corps enlacés qui balancent au bout d’une corde ». Ces deux histoires menées en parallèles créent une tension dramatique au sein du texte, souvent très drôle, de Sylvain Levey. Car ce sont finalement des vies qui disparaissent, les unes broyées par la machine médiatique qui transforme en pantins ridicules deux individus fascinés par des rêves de grandeur et manipulés jusqu’à en devenir inexistants, les autres éliminés par une machine tout aussi féroce, la machine financière qui broie les êtres sans émotions ni états d’âme. Détruire des vies réelles et reconstruire de fausses vies formatées, voilà peut-être le but de nos sociétés aujourd’hui.
Depuis longtemps, Sylvain Levey s’intéresse de très près à ces temps modernes dont il dénonce les faux-semblants et les dérives. Et son écriture sait se faire poétique et dramatique lorsqu’elle évoque ces couples qui vont tout perdre, et sèche, drôle et précise lorsque la téléréalité impose ses valeurs. Nous avions l’habitude de l’écriture jubilatoire de Sylvain Levey. Elle débusque ici la dureté et la violence d’un monde qui drape d’illusions les individus malmenés. Pendant la crise, la télévision continue…
Patrick Gay-Bellile
RHAPSODIES
de Sylvain Levey
Éditions Théâtrales, 70 pages, 12 €
Théâtre Cruelle surenchère
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Patrick Gay Bellile
Quand la finance détruit des vies, la télévision se charge de les reconstruire.
Un livre
Cruelle surenchère
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.