AIVALI - Une histoire entre Grèce et Turquie
Certains lieux voient se succéder des événements historiques qui se font écho : si la côte turque qui fait face à la Grèce est le lieu aujourd’hui des drames de l’exil des Syriens et autres réfugiés, elle fut, en un passé mythique, celui de la Guerre de Troie et, il y a près de cent ans, une terre ensanglantée par des massacres en partie oubliés. Alors que la Grèce, alliée aux vainqueurs de 14-18, espérait, avec leur aide, obtenir en Égée et en Anatolie des territoires que les Grecs habitaient depuis des siècles, Atatürk et son armée renversèrent la donne. Le traité de Lausanne, annulant celui de Sèvres, fut à l’origine de ce que les Grecs appellent depuis la Grande Catastrophe : 1,5 million de Grecs vivant en Asie mineure durent fuir la Turquie, alors que 500 000 Turcs établis en Grèce, de la Crète à la Thessalie, s’exilaient dans l’autre sens.
Le dessinateur Soloup, caricaturiste et dessinateur célèbre en Grèce, s’est inspiré, pour son premier roman graphique, de quatre récits de témoins et victimes de ces événements (aucun, malheureusement, n’a été traduit en français) qu’il cite et mêle à une sorte de journal de sa propre découverte d’Aïvali. Il a en effet choisi ce port turc qui fait face à Mytilène, sur l’île de Lesbos, comme lieu symbolique de cette tragédie. Alors qu’aujourd’hui les touristes des deux pays n’ont qu’à prendre un ferry pour se rendre d’un pays à l’autre afin de profiter des produits turcs bon marché ou des plaisirs (il en reste) de la vie grecque, cette bourgade devint peu à peu, en 1923, une sorte de prison d’où il était urgent de fuir puis, pour ceux qui n’y étaient pas parvenus, un tombeau. Dans des dessins à la ligne claire, avec parfois des gros plans expressionnistes ou de forts contrastes du noir et du blanc, intégrant des photographies ou s’inspirant de cartes postales, offrant de belles doubles pages donnant vie aux paysages ou à une scène marquante, Soloup retrace avec empathie ces vies interrompues, ces destins brisés. Alors que femmes et enfants embarquent dans les bateaux que les Alliés ont finalement décidé d’envoyer sur place, les hommes, eux, sont recrutés dans les « amele taburu », des prétendus « bataillons de travail » : nombreux sont ceux qui, en fait, seront immédiatement éliminés, comme on le verra plus tard dans d’autres terres de sang, en Ukraine aussi bien qu’en Bosnie… Mais Soloup redonne également vie à ce que fut, avant cette issue sinistre, la vie des Grecs, leurs traditions, le carnaval et ses acteurs, les danses folkloriques des hommes se tenant par l’épaule, et nous parcourons avec lui les ruelles d’Aïvali en admirant les magnifiques maisons grecques. Aujourd’hui certaines sont en ruines, tout comme des églises ont été désaffectées, mais d’autres ont vu s’installer de nouveaux habitants : pour les « bâtards de Lausanne » la vie a dû continuer. Ainsi que l’écrit Fotis Kontoglou, écrivain et peintre d’Aïvali qui guide Soloup dans ce passé à ressusciter, « les montagnes sombrent dans l’oubli, les places fortes sont démolies, les prisons restent muettes et les ossements ne tardent pas à devenir poussière. Tout est indifférent à notre chagrin, car l’homme, de lui-même, finit par oublier ses souffrances ».
Thierry Cecille
ALVALI – Une histoire entre Grèce et Turquie
DE SOLOUP
Traduit du grec par Jean-Louis Boutefeu
Éditions Steinkis, 406 pages, 25 €