Scène dans une cuisine, un jour d’octobre 1984. Une mère, son fils, un peu bougon le fils, ou pas réveillé, ou juste adolescent, un boutonneux de 14 ans. Silence rompu : « Ton père n’est pas ton père. » Bing. Juste comme ça « Ton père n’est pas ton père. » Une phrase couperet. La mère prétend ne pas connaître le père biologique, c’était la banalité des années 60 dit-elle, l’amour libre, la fête, l’avortement pas si envisageable que cela, la famille, et voilà. Qu’à cela ne tienne, il a un père, l’homme qui l’a élevé, lui a donné une petite sœur, une vraie famille. Affaire close, ou presque. La mère lui lâche un bout de vérité, mais pas toute la vérité. Elle joue la désinvolte, un peu trop, et l’on pressent déjà le signe d’une histoire bien plus complexe. Thomas, le gamin boude, rage, hait le monde, laisse parler sa naïveté d’ado (très touchant), interroge les proches qui se révèlent être tous au parfum et tous muets. Thomas digère le tsunami sentimental, puis va son chemin, études, boulot, amour naissant…
Pour son premier roman, Philippe Beyvin tourne radicalement le dos à ce qu’il connaît parfaitement, la littérature américaine, les Phil Klay, Tom Robbins, Bob Shacochis, et bien d’autres, qu’il publie avec talent aux éditions Gallmeister. Il s’inscrit dans une tradition très française, entre l’introspection et la vraie ou fausse autobiographie qu’importe, entre l’épineuse question du père et celle de la filiation. Mais c’est un leurre. Il joue sur plusieurs registres de narration sans jamais se départir d’une écriture souple, raffinée à point. Il emploie l’humour lorsqu’il raconte Thomas l’ado tourneboulé, les histoires de familles et leurs lots de secrets si mal calfeutrés. Il installe une ténacité, voire une gravité, lorsque Thomas enfin adulte mettra tout en branle pour découvrir l’identité de ce père. Le roman prend alors une tout autre amplitude. Philippe Beyvin remonte le temps, oblige Thomas à fouiller les années 70, puis les années 40, et encore plus loin, le génocide arménien (1915). On se surprend alors à penser que cette petite phrase « Ton père n’est pas ton père » n’est qu’un prétexte à sortir de l’oubli quelques figures héroïques, celles qui ont bravé l’ennemi nazi, osé dire non, résisté, ou celles des risque-tout, journalistes ou reporters qui courent les conflits pour informer, dire l’horreur.
Thomas dans sa quête de filiation va découvrir l’Histoire. Il y a le père enfin identifié, Grégoire Tollian, français, photographe de guerre, tête brûlée ivre de liberté, d’adrénaline, de clichés explosifs comme ceux pris au Vietnam : « Des corps gisaient autour de lui et Grégoire a continué à mitrailler ces corps disloqués, toute cette chair et ce sang et ces os devenus inutiles. » Il y a le grand-père, Vartan Tollian, rescapé du génocide arménien, exilé en France, qui rejoint la Résistance au sein des FTP-MOI, groupe où sévissait un certain Manouchian… Philippe Beyvin, sous couvert de roman initiatique, rend un superbe hommage aux vaillants chevaliers oubliés.
Martine Laval
Les Photos d’un père
Philippe Beyvin
Grasset, 224 pages, 18 €
Zoom La vie de mon père
janvier 2019 | Le Matricule des Anges n°199
| par
Martine Laval
Quand un fils se découvre une autre filiation, celle des insoumis. un premier roman tout en délicatesse qui embrasse l’Histoire du XXe siècle.
Un livre
La vie de mon père
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°199
, janvier 2019.