La Véritable Histoire d’Artaud le Mômo
En 1991, deux dingues de cinéma et de littérature décident d’adapter le journal du poète Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud : dès leur première rencontre en 1946 et jusqu’à la mort d’Artaud en 1948, Prevel y consigna scrupuleusement les journées passées avec celui qu’il vénérait et considérait comme son double, « un homme assez pur pour m’éprouver tout entier / Un homme assez fou et assez vide de sens pour me comprendre / un homme de ma race ». Mais en partant à la recherche des témoins de l’époque, Mordillat et Prieur greffent bientôt un autre projet à la fiction cinématographique en préparation. Mené en parallèle, un documentaire tentera de retracer « la véritable histoire » d’une légende de la littérature du XXe siècle, Artaud le maudit, le fou, le drogué, l’incandescent, vu par les yeux de ceux qui croisèrent sa route et en furent littéralement marqués au fer. Pas une approche biographique à proprement parler, mais le recueil de témoignages, souvenirs, anecdotes, dont l’addition – une « polyphonie des points de vue » – dessine au bout du compte un portrait tremblant et incertain, fascinant et puissant, sur la période très courte des deux années qui précédèrent la mort du poète, depuis sa sortie de l’asile de Rodez le 26 mai 1946 : « Ce que nous cherchons, c’est Artaud, Artaud dans le visage des autres, comme s’il était encore possible de percevoir l’impression qu’il leur a faite. Comme si cette impression demeurait lisible malgré le temps. Comme s’ils avaient été frappés de l’avoir rencontré. »
On retrouve à l’écran une grande part de ceux qui comptèrent dans la vie d’Artaud, qui accompagnèrent les errances de l’homme et les fulgurances de l’écrivain. D’Henri Thomas à Henri Pichette, de Marthe Robert à Paule Thévenin, de Pierre Coutens à Denise Colomb, les « antonistes » de la première et de la dernière heure, grands et petits témoins, sont là, visages fanés, voix parfois chevrotantes, mains tremblantes, réunis par une flamme commune. Disent l’incroyable énergie vitale de cet homme abîmé par les années d’internement et les électrochocs, sa haine de la sexualité, sa présence grimaçante, sa douceur. Racontent les amitiés, les amours, les manipulations, les destructions, les victimes ? (Jacques Prevel lui-même, la mystérieuse et lumineuse Colette Thomas). Évoquent la misère et le laudanum, les incantations poétiques à coups de marteau, les imprécations, les fureurs, et une vie tout entière passée dans le langage. Images frappantes : Artaud traversant au pas de course l’exposition Van Gogh à l’Orangerie avec une Marthe Robert essoufflée à son bras, et accouchant le lendemain, avec l’acuité que l’on sait, de son Suicidé de la société. Artaud affirmant ne plus savoir écrire, et traçant patiemment des bâtons et des lettres dans un cahier d’écolier sous les conseils patients d’une fillette de 8 ans.
Les récits s’entrecroisent, se répondent, se contredisent parfois, et l’art du montage révèle les oppositions, plus ou moins silencieuses, plus ou moins affirmées. Dans ce « monument de mots et de gestes, de souvenirs et de faux souvenirs, de vérités et de mensonges, de confidences et d’aveux involontaires », on devine alors la rivalité encore brûlante dans « la compétition des mémoires », dans les fidélités revendiquées et les dénigrements associés. Il n’y a donc pas un Artaud, mais une figure complexe dont chacun, au fond, se dispute la propriété. Témoins ? Certes, mais d’abord sans doute « faux témoins » comme l’évoque si justement Paule Thévenin qui, en s’opposant farouchement à la famille d’Artaud, assura la préservation et l’édition de ses cahiers : « Je pense que tous les témoins sont des faux témoins. C’est pour ça que vous me voyez si mal à l’aise, parce que j’ai l’impression que je peux aussi être un faux témoin. J’aurais horreur de ça. »
Comme Corpus Christi, le documentaire sur les origines du christianisme que Mordillat et Prieur réalisèrent par la suite, La Véritable Histoire d’Artaud le Mômo est un voyage à travers un évangile, un objet aussi littéraire qu’historique, se coltinant tout du long avec la question de la foi et de la vérité. D’une grande richesse iconographique (superbes séries de portraits d’Artaud) et sonore (la voix d’Artaud, magnétique, grinçante, déclamant quelques-uns de ses poèmes), le film érige aussi un troublant monument funéraire à la mémoire du cercle du poète disparu : quelques mois après son achèvement, Paule Thévenin, Henri Thomas, puis Marthe Robert, disparaissaient. Ils n’auront pas tout emporté.
Valérie Nigdélian
La Véritable Histoire d’Artaud le Mômo
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur
Le Temps qu’il fait, 160 pages avec un DVD de 170 min., 27 €