Mes mots les plus importants, ceux que je devrais dire pour la consoler, la rassurer, pour la faire sourire une ou deux fois avant que je meure – ces mots-là, ils veulent pas sortir. Ils restent coincés en chemin ou ben ils trébuchent dans la fosse à tristesse… » Notez le « ben », le « ne » abonné aux absents, les images comme cette fosse à tristesse. Ce parler franc et fleuri à la fois, qui sonne juste et vrai, qui réinvente une sorte de puissance, est celui d’un adolescent aux soins palliatifs. Peut-être, en offrant ainsi sa tendresse et sa révolte, lance-t-il un signe amical au narrateur du Mercure sous la langue de Sylvain Trudel. Au bord de l’inéluctable – « c’est officiel, je suis fini » – malgré ses tuyaux bourrés de médocs, il pense à sa mère en déroute « vidée de toute sa lumière », il pense au dehors qui perd le nord. Chez lui, au Québec, il pleut tant et plus, en Indonésie les îles sont submergées, en Sibérie les ours polaires se perdent, en Antarctique… partout le chaos s’installe. De temps à autre, il lâche un : « Anyway. » Anyway, il va mourir, n’empêche, il aurait aimé prendre soin des siens, protéger le monde, et surtout, redonner à ces mots-là tout leur sens, toute leur force.
Les nouvelles Antoine Desjardins sont des histoires de rédemption sans aucun dieu caché derrière les lignes, sans une once de morale bien lissée. Il détourne les clichés, les émois « politiquement corrects » et invente une manière de poésie, des histoires de détresse et de réconciliation. Ses héros, emportés dans un maelstrom de catastrophes amoureuses, familiales, écologiques, sont à la recherche de l’essentiel, du vital. Le jeune écrivain (il est né en 1989) navigue avec aisance sur divers registres de langues. Qu’il arme ses narrateurs d’un parler québécois riche d’inattendus comme « enfirouaper » (entourlouper) ou de phrases fluides et douces (on pense alors à celles de Rock Springs de Richard Ford) l’effet est le même : il rend nôtres les failles de ses personnages, gosses ou adultes d’aujourd’hui, malmenés dans une époque moderne si peu accueillante. Quant à l’avenir, rien n’est moins sûr : « Qui peut prédire la trajectoire d’un ruisseau encore à naître ? »
Les destinées d’Indice des feux ont en commun l’attachement à l’autre, au vivant. Un jeune couple d’amoureux pleure la disparition des baleines et se questionne sur le bien-fondé de faire des enfants. Deux frères s’aiment au-delà de leurs différences, de leurs choix de vie, et s’interrogent : « Ce qu’il faut sauver… ce qu’il faut rétablir, soigner, rapiécer, c’est notre relation au monde (…). Sauver notre relation à la nature. » Un gamin assiste, tétanisé, à la destruction de sa « bulle de liberté et d’ensauvagement », un petit bois qui sera bétonné, lotissement oblige. Il y a aussi ce vieil homme et son arbre, leur histoire « de solitude, de patience et d’amitié », la vie qui s’échappe tout doucement en quelques pages de douce mélancolie.
Martine Laval
Indice des feux
Antoine Desjardins
La Peuplade, 344 pages, 20 €
Zoom Rapiécer le monde
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Martine Laval
Entre détresse et tendresse, ce jeune Québécois écrit des histoires de gosses et d’adultes piégés par notre époque si peu bienveillante. Lumineux.
Un livre
Rapiécer le monde
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.