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Domaine étranger Valse avec Robert

avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222 | par Yann Fastier

Réédition des Promenades avec Robert Walser et de Vie de poète, où l’on suit par tous les temps le vagabond des lettres suisses sur les chemins de sa mémoire.

Promenades avec Robert Walser

Vingt ans durant, Carl Seelig fut à la fois le tuteur et l’ami de Robert Walser. Le seul avec lequel celui-ci consentit jamais à partir pour les longues promenades à pied qu’il affectionnait, avec lequel il maintint sans jamais le rompre le fil d’une conversation pleine de pudeur et d’érudition dont ce livre devait rendre compte avec une émotion d’autant plus prégnante que Walser n’était mort que depuis quelques mois lorsqu’il parut pour la première fois en 1957.
On marche donc beaucoup, au cours de ces 45 promenades, mais on mange et on boit tout autant. Cela devient même un rituel entre les deux amis, qui ne semblent parfois partir en balade que pour mieux visiter restaurants, auberges et pâtisseries. C’est donc l’eau à la bouche et sans fatigue qu’on les suivra dans leurs excursions, au cours desquelles il est aussi bien sûr beaucoup question de littérature. S’il peut avoir des avis tranchés (Rilke « avait sa place sur la table de nuit des vieilles filles », « Peter Altenberg : une exquise petite saucisse de Vienne »), Walser ne perd cependant jamais une occasion de dire tout le bien qu’il pense de Gottfried Keller, de Kleist ou de Dostoïevski. Il parle peu de lui-même et de son œuvre et, lorsque Seelig l’amène avec précaution sur ce terrain, il ne le fait qu’avec un mélange singulier d’aigreur et de résignation. Elle est désormais derrière lui la condition asilaire dans laquelle il se trouve ne lui permettant pas d’écrire. Difficile, pourtant, de le trouver fou : ces évocations successives – entrecoupées de belles photographies qui le voient vieillir et s’émacier peu à peu, jusqu’à l’ultime portrait sous la neige – donnent plutôt l’impression d’un vieil enfant, parfois méfiant et capricieux, d’une susceptibilité bourrue, naïvement joyeux l’instant d’après, très capable d’égoïsme mais aussi d’une modestie jamais prise en défaut. Sans risquer un diagnostic, on se demande si la maison de santé de Herisau ne lui servit pas plutôt de refuge – une Suisse à l’intérieur de la Suisse – loin du fracas d’un monde pour lequel il ne se sentait pas taillé. Naturellement porté au vagabondage, sans doute y chercha-t-il bien plus un garde-fou qu’une thérapie. Garde-fou qu’il enjambait avec un plaisir manifeste aussi souvent qu’il pouvait, ces promenades en témoignent qui sont aussi une manière de « voyage autour de ma chambre » où sa mémoire prodigieuse trouve à s’exercer tout comme ses jambes. Grand lecteur privé de bibliothèque, gueux éternel seulement riche de ses lectures, qu’il est souvent capable de citer sans hésiter après un quart de siècle, Robert Walser arpente les lettres d’un aussi bon pas que les sentiers de montagne. Et s’il vaut mieux avoir une bonne connaissance des littératures de langue allemande pour apprécier pleinement le paysage, un index explicatif des principaux noms cités palliera cependant les plus gros manques.
Il faut cependant mettre un bémol à ce tableau trop idyllique. Carl Seelig – la postface nous l’enseigne – ne fut pas tout à fait l’ami désintéressé qu’il se prétend être. Jaloux de ses prérogatives et sous prétexte de respecter sa quiétude, il ne cessa de faire barrage à quiconque souhaitait rencontrer Walser. De même, possessif au-delà du raisonnable, exigea-t-il par testament (et en vain, heureusement) la destruction des manuscrits en sa possession.
On se rabattra donc sans hésiter sur le très beau Vie de poète, que Zoé republie dans la foulée. Celui que Robert Walser lui-même considérait comme « le meilleur, le plus lumineux, le plus poétique » de ses livres se compose de 25 courts récits, initialement parus dans divers journaux et largement retravaillés pour le recueil, paru en 1917. Ils suivent tous à peu près le même schéma : le poète, insouciant, vêtu à la diable, se rend à pied là où il est attendu sous un prétexte quelconque. Ce peut être une visite à son frère peintre, à quelque parrain littéraire, pour « entrer en condition » (Walser fut effectivement quelque temps domestique) ou bien, tout simplement, pour aller à la rencontre de son anima, cette « Marie » parfaitement jungienne occupant le centre du livre. D’une manière ou d’un autre, ces autofictions avant la lettre éclairent d’une lumière parfaitement printanière – à la fois fraîche, belle et potentiellement traître – la vocation d’un écrivain vagabond qui toujours se voulut « un habitant de contrées qui n’existent que dans (sa) tête » et qui, conscient que « les gens qui n’ont pas de succès parmi les gens n’ont rien à faire parmi les gens » choisit un jour de s’en retrancher dans une folie douce qu’il n’avait au fond jamais cessé de suivre à la trace.

Yann Fastier

Promenades avec Robert Walser,
Carl Seelig
Vie de poète
Robert Walser
Traductions de Marion Graf
éditions Zoé, 221 et 217 pages, 21 et 10

Valse avec Robert Par Yann Fastier
Le Matricule des Anges n°222 , avril 2021.
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