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Poches Armen à jamais

avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222 | par Martine Laval

Poète vadrouilleur, Jean-Pierre Abraham fut gardien de phare au bout du bout du monde. De cet enfer (ou paradis) est né un livre unique, qui sort en poche.

De la mer, il écrit qu’elle est « bouleversée », comme si la houle n’était qu’un trop-plein d’émotions qui vont et viennent, vous étouffent ou vous broient, comme si les vagues, infatigables, n’étaient qu’un appel au secours. La mer chez Jean-Pierre Abraham (1936-2003) est une âme, un esprit libertaire, un espace-temps qui ne connaît d’horizon que l’infini, l’inimaginable, le non-dit. Quelques pages plus loin, alors que pour la première fois il pose le pied à Armen – ce phare de tous les diables, posé au-delà de l’île de Sein, à trente kilomètres de la côte – le poète vadrouilleur a une révélation : « Je me suis cru chez moi. » Il divague sur la lumière, les tempêtes que, jadis il contemplait, accro, elles étaient si effrayantes. « Mais la vraie peur apparaît quand la mer est trop calme. Comme si nous dérivions. Je voudrais me rouler en boule dans un coin… » Cette mer-là, sauvage, imprévisible, bringuebale l’entendement. Un jour on l’aime, un soir on la déteste. « Il faut être abruti pour n’avoir pas peur. Le jour où j’aurai vraiment peur je serai peut-être sauvé ? » Chercher une rédemption, ou se chercher, soi…
Gardien de phare et écrivain. L’ailleurs au loin, l’ailleurs au fond de soi. En 1961, Jean-Pierre Abraham a 25 ans. Il est venu à Armen* se frotter aux éléments : la page blanche. « Vais-je continuer à écrire ainsi sans savoir pourquoi ? » Alors, il s’astreint au labeur, monter descendre les cent dix-huit marches, surveiller la lampe, organiser les veilles avec son équipier, parfois partager un repas en silence, être deux et ne faire qu’un, deux solitudes qui se respectent, et puis frotter, astiquer, peindre, repeindre. Enfin, casser la routine et faire naître la lumière : « J’écris debout à l’établi, le dos contre l’un des piliers de fer, peints en rouge, qui soutiennent la cuve à mercure et l’appareil optique. Je m’arrête souvent. J’écoute. » Jean-Pierre Abraham égrène les heures, elles sont blanches et noires, pleines ou vides. Il divague au gré de ses émotions et fait de son journal de bord une quête du monde : « Je ne sais pas pourquoi la vie se fait sans moi ailleurs. On a dû me cacher quelque chose d’important. (…) Il y avait sûrement des regards pour moi, éparpillés dans ce monde. » Le désespoir n’est jamais loin chez Jean-Pierre Abraham. Mais lui l’habille de clarté : « Il ne faut pas faire le malin. C’est aussi en regardant la mer aller et venir, aveuglément, que je me suis perdu. » Comme un amoureux transi, Jean-Pierre Abraham resta collé trois ans à Armen. Des gardiens de phare, il dit : « Je les imaginais plein de sagesse et de souvenir. Je sais maintenant qu’ils sont sans pensée. La mer est entrée par leurs yeux, leur a vidé lentement l’intérieur de la tête. » Lui, continua à écrire.

Martine Laval
*Armen a été automatisé en 1991

Armen
Jean-Pierre Abraham
Petite biblio Payot voyageurs, 188 pages, 8,20

Armen à jamais Par Martine Laval
Le Matricule des Anges n°222 , avril 2021.
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