C’est pour avoir voulu mourir pour devenir vivante qu’Anne Sexton est née à l’écriture. De son vrai nom Anne Gray Harvey, elle a vu le jour en 1928 dans le Massachusetts, et a passé l’essentiel de son existence dans les environs de Boston. Elle est la plus jeune des trois filles d’une famille dont le père était alcoolique et dont la mère ne l’aimait guère. Elle se marie à 19 ans et a deux filles. Après la naissance de la dernière, en 1954, elle va connaître deux épisodes dépressifs et fera une tentative de suicide qui la conduiront à séjourner par deux fois en hôpital psychiatrique.
C’est dans ces circonstances qu’elle fit lire à son thérapeute deux poèmes qu’elle venait d’écrire après avoir suivi sur une chaîne de télévision culturelle un programme consacré à la technique du sonnet. Il l’encouragea vivement à poursuivre. Autodidacte, elle s’inscrivit donc à un atelier d’écriture où elle croisa Sylvia Plath. Très rapidement ses poèmes furent publiés dans de prestigieuses revues. Une créativité qui allait se traduire par la publication de quatre recueils en une décennie – Retour partiel de l’asile (1960) ; Tous mes chers petits (1962) ; Tu vis ou tu meurs (1966) ; Poèmes d’amour (1969) – ceux que réunit la présente édition.
Devenue poète par la relation transférentielle qui l’a liée à son thérapeute, Anne Sexton développe des thèmes totalement absents de la poésie de l’époque. Après avoir commencé par mener une vie conventionnelle d’épouse et de mère, et après avoir accepté d’être soumise à un réseau de dépendances asservissantes, elle a fini par ne plus supporter l’ordre moral de l’Amérique ultraconservatrice de l’après-Seconde Guerre mondiale. C’est ce refus du « châtrage insensé de la vie » (Artaud), c’est ce passage de femme d’intérieur à celle de poète, qui constitue la matière première de ses livres.
Une poésie entièrement dépendante donc d’un matériau autobiographique, d’expériences qu’elle recrée. S’identifiant à la figure de la sorcière – « J’ai laissé les sorcières emporter mon âme coupable » –, elle s’avance en femme anathématisée pour avoir pris les chemins de traverse, avoir choisi l’insoumission et le hors norme de la folie. À son poème, elle demande qu’il prenne en charge cette négativité, et qu’il l’aide à la penser à travers les forces qui altèrent les formes et qui la déconstituent comme sujet.
Chaque poème devient ainsi une victoire arrachée de force à une situation de défaite intérieure. Et si les mots ne changent pas les faits, ils leur apportent un éclairage, une portée et un sens différent. Le poème, plutôt que fusée de détresse, devient art de survivre, rempart contre la folie. En faisant confiance à la langue, à ses alliances imprévisibles – « Je dois toujours oublier comment un mot est capable d’en choisir / un autre, d’en façonner un autre, jusqu’à ce que j’aie / quelque chose que j’aurais pu dire… / mais sans l’avoir fait. » Comme si les mots ne disaient pas la vérité du sujet, mais l’écrivaient en la jouant.
Sans forme précise, se développant au gré d’une nécessité interne, le poème ne cesse de traquer l’altérité intime à travers le prisme des relations familiales, le corps-à-corps avec la mère, la question du lien entre le féminin et la maternité (« Je t’ai conçue pour me trouver », dit-elle en s’adressant à une de ses filles), ou le rapport père-fille, « ce dont / je me souviens le mieux c’est que / la porte de sa chambre / était celle de la mienne ».
Bousculant, repoussant les frontières de la poésie, son écriture, littéralement ancrée dans l’expérience du corps féminin, évoque ouvertement l’avortement, les menstruations, la masturbation, l’adultère, les élans du désir amoureux. « Attrape-moi. Je suis ta maladie. / Je te prie d’aller lentement le long du buste / en traçant des perles et des bouches et des arbres / et des o, un petit graffiti et un petit “salut” / car je chope, je mordille, je soulève, je contente. »
Auto-exploration sans compromis, la poésie d’Anne Sexton oscille entre l’avènement à soi et le ravage. Pour renaître, elle aura déployé une poétique de la catharsis, une écriture compensatoire qui convoque en même temps qu’elle conjure, qui relève de la confession et d’une esthétique de l’intensité. Mais cela n’aura duré qu’un temps. Après son divorce, en 1973, elle sombre dans l’alcoolisme avant de se donner la mort dans son garage où on la retrouvera, moteur de sa voiture allumé.
Richard Blin
Tu vis ou tu meurs.
Œuvres poétiques (1960-1969)
Anne Sexton
Traduit de l’anglais par Sabine Huynh
Présenté par Patricia Godi
Des femmes, 400 pages, 24 €
Poésie Féroce comme l’amour
mars 2022 | Le Matricule des Anges n°231
| par
Richard Blin
Première traduction en français d’Anne Sexton (1928-1974). Intensément personnelle et transgressive, sa poésie joue de la rythmique émotive et d’une troublante vulnérabilité.
Un livre
Féroce comme l’amour
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°231
, mars 2022.