Est-elle réelle/Est-elle réelle/Cette vie que je mène ? » Ces trois phrases scandées, extraites d’un chant tlingit (peuples autochtones d’Alaska) que cite Gary Snyder dans son Journal de Lookout (1969), pourraient synthétiser tout autant l’élan des voyages de L’Arrière-pays que celle de sa propre vie. De sa première ascension du mont Saint Helens à 15 ans (au nord-ouest des États-Unis) au guetteur d’incendie qu’il sera, au fin fond de la chaîne des Cascades. Jusqu’au bûcheron dans l’Oregon, l’archéologue à ses heures, l’étudiant en anthropologie et langues orientales, et ses premières initiations, dans les années 50 (il est né en 1930), aux traditions zen et à la poésie sino-japonaise. Sans compter la façon dont il marquera la Beat generation. Kerouac, dans Les Clochards célestes, fera son portrait sous le nom de Japhy Ryder. Avec ses yeux verts en amande d’Indien, habillé « second hand », sa cabane à Corte Madera, c’est à une véritable conversion, celle de la décroissance, que Snyder convie. On ne s’étonne pas qu’il ait été un grand lecteur de Thoreau ou du naturaliste anglais John Muir, comme de La Montagne froide de Han Shan, ou de Bashō. Dans Snyder, une biographie poétique (Wildproject, 2021) le poète Kenneth White rappelle dans « les règles du pèlerinage poétique » ce qui construit la voie de Snyder. Le problème qu’il vise n’est pas tant philosophique qu’anthropologique, il implique d’être au centre des implications que l’observation de la nature dicte, et de s’écarter d’une vie qui se fourvoie : se choisir des « occupations solitaires », se donner à des « real work », opter pour la simplicité comme indice d’une pauvreté organique essentielle, se placer d’emblée contre les individualismes béats sans conscience.
L’Arrière-pays (1967), quatrième livre de Snyder, est sans doute l’un de ses livres phares, celui par lequel le nouage entre les traditions amérindiennes (des rites coyote aux Indiens Hopi) et celles du zen et du zazen est le plus tangible. Les quatre sections, bercées qu’elles sont par les déplacements et les stations, creusent chez le lecteur l’espace potentiel de sa propre expérience et de ce que lire opère comme manières d’être et d’exister, quelles que soient les activités décrites : faire un ragoût, nettoyer des bols laqués, balayer la cour du jardin du Ryōan-ji, rester debout dans le froid face à un mur, observer le poète Phil Whalen « traversant un terrain vague parmi des grumiers » chargé de courses, « yeux baissés vers le sol ». Il est à noter ici, en cette année 1964, combien l’élégie se glisse dans certains poèmes américains, avant le grand départ (six années) pour le Japon et l’Asie. Snyder y aiguisant sa lucidité et sa rage (tout anarchiste) : « La tronçonneuse découpe des planches de pin,/Des chambres de banlieue, innombrables,/Vacilleront sous ce grain et ces nœuds,/Les formes affolantes s’évanouiront peu à peu/Chaque matin au réveil des banlieusards –/Planches ajointées en cadres,/une boîte pour piéger les bipèdes ». Comme plus loin, conscience tournée vers les leçons de l’écologie profonde, laquelle ne ségrègue aucun des domaines du vivant : « Les forêts sont couvertes d’amiante, les lits de rivière rehaussés et métamorphosés en plateaux reposant sur une assise d’oxydes fondus ». À volonté l’homme détruit les bassins-versants, mais Snyder, au bord de l’eau semble se pencher sur la liste des fleuves non pour y verser des larmes que pour y ourdir ses propres armes et sortir de la « sourde rumeur continue (…) de l’autoroute à six voies ».
Le Japon, tel qu’il le traverse et y vit, entre ses montagnes froides et Kyoto où il étudie les textes anciens, donne des poèmes-plages dont la netteté objectiviste, leur sobriété, la technique de la notation simultanée, sont ahurissantes de force : contre le paradigme de la grammaire occidentale-maya, Snyder déploie « une langue elliptique, brisée, jouant au maximum de la souplesse de l’anglais, chaque mot acquérant sur la page blanche la présence “obtuse” et compacte des pierres hiératiques des jardins Zen ». Tel cet instant : « haute falaise/m’éloigne./depuis les bambous vers la pinède/trois haches/quelqu’un/dort sur un arbre/(…) Leurs femmes ramassent des coquillages/langage cru/noires de soleil/déjeunant de grosses boules/de riz froid ».
Emmanuel Laugier
L’Arrière-pays
Gary Snyder
Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Brice Matthieussent
Le Réalgar, « Amériques », 162 pages, 19 €
Poésie Trois coups de gong pour Snyder
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Emmanuel Laugier
Avec L’Arrière-pays, premier livre paru en français (1977) du poète et militant de l’écologie profonde, l’expérience du Japon et de l’Orient, dans ses traditions zen, devient celle d’une véritable conversion.
Un livre
Trois coups de gong pour Snyder
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.