Annie Le Brun, une autre qualité de l'air
Les pâles et fiévreux après-midi des villes, comme les jeunes repasseuses, je vous prends dans la bouche. » D’ores et déjà gravé dans les annales de la poésie du siècle dernier, cet incipit issu du poème Les Pâles et Fiévreux Après-midi des villes (Maintenant, 1972) est comme un échantillon représentatif de la poésie d’Annie Le Brun, condensé fluide et coloré d’un érotisme omniprésent et d’une malicieuse transposition de fragments du monde moderne en éléments d’épopée, parfois élégiaque, soumis à un ample lyrisme, clair et sonnant. Sous la forme de menus objets de papier, les fragiles plaquettes de papier en couleur au format in-16 (10,5x15 cm) qui composaient la collection « S » des éditions Maintenant fondées par l’auteure et son compagnon Radovan Ivšić et font aujourd’hui la joie des bibliophiles, ont désormais pris place au cœur d’Ombre pour ombre, le recueil qui rassemble la poésie d’Annie Le Brun publiée entre 1966 et 2002. Un livre qui servira de marqueur sans doute pour étalonner la poésie surréaliste du siècle dernier et ses coups de foudre lancés à travers le paysage.
Ses premiers vers – qui ne sont pas repris dans Ombre pour ombre – avaient été publiés en décembre 1964 dans la revue d’André Breton, La Brèche. Elle signait alors Annie Lebrun, elle avait 22 ans. Son poème « Le carreau sans cœur » tendait déjà le double ressort du désir et de la quotidienneté. « Bien sûr les coquilles de tes genoux sur mes yeux à l’aéroport/ Et tout s’enroule dans les bras croisés de la veste jaune et bleue du sommeil (…) » Et par la suite, toujours l’amour et le désir projeté (« L’amour vise toujours contre nature »), « La fureur/ Le frémissement/ La distance » ont crû pour contrecarrer ce qui, dans ses essais, abat les hypothèses d’un avenir souriant pour l’être humain. Dans sa poésie, Annie Le Brun a confié une part beaucoup plus personnelle, et sans doute moins intentionnelle qui réagit à l’excitation majeure produite par ce composé surréaliste : le désir, l’amour, la curiosité des formes et l’exemplarité de la liberté et de l’imagination.
« Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose », écrivait Annie Le Brun en publiant la première version d’Ombre pour ombre (« Poésie/Gallimard », 2004). « Je n’ai guère changé d’avis, sans avoir toutefois abandonné la quête de ce qui s’inscrit au bord du temps et qui ne relève pas plus de l’intime que du constat. Tout se sera passé comme si, me mettant à parler une langue jusqu’alors étrangère, j’avais à chaque fois été entraînée à traverser les pays dont elle se nourrissait. » Admettons, alors, que la poésie, chair de la chair d’Annie Le Brun, l’a conduite à la glossolalie, comme les grands inspirés.
E.D.
Ombre pour ombre
Annie Le Brun
Gallimard, « Poésie », 238 pages, 9,20