Une mort étrange et brutale, un Canadien de Montréal lost in translation, des galeries d’art, une ribambelle de personnages. Voilà qui peuplent cette histoire de fantôme par Vincent Brault. Le Fantôme de Suzuko est un texte tout en phrases courtes, nominales, hachées, accordées aux battements rapides et erratiques du cœur d’un narrateur triste, perdu, éperdu, en exil à Tokyo et comme coincé entre deux mondes. L’auteur ici approche une nouvelle fois la mort, après ses précédents Le Cadavre de Kowalski et La Chair de Clémentine, suivant une étrange sarabande qui court les artères tokyoïtes, entre deux ombres, deux mirages, deux fantomatiques apparitions.
Le narrateur donc – Vincent – sous la pluie, sous la neige, habité par des séismes qu’il est seul à percevoir, écrivain la nuit, sillonne la ville à vélo, se perd puis se retrouve, s’abandonne au ressenti, d’un quartier à l’autre, au long des canaux : « Je roule lentement dans la rue et sur les trottoirs, j’observe, je regarde, je scrute, c’est plus fort que moi, je me dis que Suzuko finira bien par apparaître au coin d’une rue. Mais je ne vois que des formes vides. Son corps découpé çà et là dans la lumière. Formes noires. En creux. L’impression de ce qui manque. La présence de l’absence. »
Il n’est pas seul. Autour de lui, Ayumi la galeriste, Pavle l’artiste serbe naturalisé japonais, l’ancrent dans le réel, le poussent à avancer, reprendre une activité, déménager, sortir, parler. C’est d’ailleurs lors d’un vernissage, chez Ayumi, que Vincent rencontre Kana aux paupières rouges, « rouge corail. Rouge flamme. Épaisses et chatoyantes ». Des paupières comme une bouche, qui attirent, aspirent. Et Kana la flamboyante, geisha réinventée, de devenir la seule capable d’estomper le souvenir et l’omniprésence de Suzuko.
Suzuko, intrigante, qu’on découvre progressivement : artiste taxidermiste, performeuse discrète, puis phénomène culturel et social, à dater de ce jour où elle décide de ne plus quitter la tête de renard qui la coiffe, la dissimule, la réinvente, nouvelle princesse Mononoké.
L’aventure avec Kana permet à Vincent de revenir sur son histoire d’amour avec Suzuko. Pas à pas, il remonte un fil fragile, entre rêve et réalité, cheminement intime du deuil, de la perte, du chagrin. Un récit délicat, tout en rythmes et images, invitant un fantastique envoûtant dans un Tokyo bruissant, mouvant, avec ses autoroutes, ses chemins de fer, ses ruelles, ses bars, ses néons : l’image du Tokyo rêvé. Tout l’équilibre du récit réside là, dans une balance subtile, fragile. Comme la poésie d’un instant pour un fantôme en partance, une mélancolie douce, un voyage vers l’ailleurs.
Julie Coutu
Le Fantôme de Suzuko,
de Vincent Brault
Héliotrope, 204 pages, 19 €
Domaine français Sous l’œil de la renarde
mai 2024 | Le Matricule des Anges n°253
| par
Julie Coutu
Sillonner les rues de Tokyo, y suivre un fantôme, pleurer un amour disparu : le troublant voyage de Vincent Brault.
Un livre
Sous l’œil de la renarde
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°253
, mai 2024.