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Essais Goliarda rediviva

juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254 | par Thierry Cecille

En guise de cadeau d’anniversaire, trois nouvelles pièces pour le puzzle toujours recommencé de l’auteure de L’Art de la joie.

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza

Nous avions osé l’anticiper quelque peu dans notre numéro d’été (voir Lmda N°245) : c’est en cette année 2024 que nous pouvons fêter le centenaire de Goliarda Sapienza. Elle mentionna souvent cette date de naissance – 1924 – comme une marque indélébile, un signe fatal : naître sous le fascisme (Mussolini arrive au pouvoir en 1922) de parents socialistes, surveillés par le régime, orienta, dès l’abord, toute son existence. Rebelle et marginale (son drôle de prénom se rattache aux goliards, sorte d’étudiants errants au Moyen Âge), auteure un temps remarquée puis empêchée puis, après sa mort, adulée, elle fut à l’image de Modesta, l’héroïne de L’Art de la joie, avant tout une femme imprévisible, totalement libre.
Les éditions du Tripode (rappelons que Frédéric Martin fut, chez Viviane Hamy, le découvreur de Sapienza) poursuivent leur entreprise fidèle et donnent la parole, une fois encore, à Angelo Pellegrino. Celui qui fut le compagnon-complice-témoin de Goliarda durant les vingt dernières années de sa vie (de 1975 à 1996) la ressuscite ici dans un livre émouvant et passionnant à la fois – et un peu énigmatique. Est-ce en partie une fiction ? Judith, une jeune photographe, prend contact avec lui : « Elle me présenta le projet d’un recueil de photographies des lieux où ma femme avait vécu et dont elle avait laissé quelques descriptions dans ses livres ». D’abord réticent, il accepte cependant de la rencontrer et, progressivement, s’établit entre eux, ou au moins de lui à elle, une sorte d’amour qui n’ose pas dire son nom, entre nostalgie et espoir, désir et renoncement au désir. C’est que Judith est bien plus jeune que lui et que cette différence d’âge ne peut que lui rappeler celle qui existait entre Goliarda et lui (ils eurent à souffrir qu’on le prît parfois pour son « gigolo »). En sa compagnie il retourne donc sur les pas qui furent ceux du couple : à Rome, à Gaeta, il l’accompagne, ne lui dévoilant pas toujours tout, conservant pour lui-même des souvenirs dont alors il nous fait part. Parfois aussi, et ces lignes sont les plus belles, c’est à Goliarda-Iuzza (son diminutif) qu’il s’adresse, car il semble qu’elle n’ait jamais cessé d’être à ses côtés. « Iuzza, au fond, qu’a été notre histoire ? Tu étais incapable de vivre comme les autres, avec indifférence. Moi, j’y parvenais un peu plus, mais j’étais attiré par ta façon d’être, que je savais belle et juste, elle me soulageait de la pesanteur de l’existence et de la vanité des autres. Je me rendais compte que c’était irréel, comme si dans notre univers privé était soudain advenu le miracle d’un monde parfait, du moins comme nous l’entendions, tandis qu’au-dehors hurlait une folie meurtrière de cerveaux et de consciences ».
Il peut sembler surprenant que le fort volume de la correspondance (inédite) ici rassemblée sous ce beau titre Miroirs du temps ne contienne que quelques billets et deux lettres à Angelo Pellegrino. Sans doute l’explique le fait que leur vie fut, sauf rares exceptions, toujours commune. Les destinataires sont ici nombreux (Visconti, Luce d’Eramo, Fellini…) et ces pages couvrent la totalité de la vie adulte de Goliarda. Il est alors révélateur de les lire avec l’aide, la perspicacité toujours attentive de Nathalie Castagné. Traductrice et donc passeuse de l’œuvre, elle nous livre une biographie dense et pourtant alerte, qui rend compte aussi bien de la richesse multiforme des livres que des incarnations et réincarnations de Goliarda. Qu’il s’agisse de dépeindre l’univers familial si contrasté et quelque peu perturbant pour l’enfant, son rapport difficile au métier d’acteur, les paradoxes et contradictions de son féminisme, ou de pénétrer les énigmes de ses phases de dépression, voire de tentation suicidaire, Nathalie Castagné procède toujours avec une sorte de méticuleuse empathie, d’amitié patiente.
À son analyse fouillée des thèmes et de la complexité de L’Art de la joie succède la peinture du désarroi que la romancière dut souffrir, malgré le soutien constant de Pellegrino, à cause des refus répétés opposés à ce roman-monstre. Assoiffée de vie mais hantée également par celle qu’en Sicile on appelle la Certa, la Mort certaine, Goliarda Sapienza connaissait ses fragilités et sa force : « Combien de fois nous est-il donné de mourir et renaître entre l’aube et le jour de notre brève heure charnelle ? »

Thierry Cecille

Miroirs du temps
de Goliarda Sapienza
Traduit de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, 320 pages, 25

Goliarda
de Angelo Pellegrino
Traduit de l’italien par Nathalie Castagné
Le Tripode, 200 pages, 17,90

Vies, morts et renaissances de Goliarda Sapienza,
de Nathalie Castagné,
Le Seuil, 398 pages, 25

Goliarda rediviva Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°254 , juin 2024.
LMDA papier n°254
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