Lorsqu’il m’a été proposé de traduire L’Oiseau rouge, un recueil de textes de Zitkála-Šá, mon premier mouvement a été d’accepter avec joie ; le second, de me demander si j’étais bien la personne idoine. Pensez-y : Zitkála-Šá est née en 1876 dans une réserve Yankton du Dakota où elle a coulé une enfance heureuse avant d’être attirée au « Pays des pommes rouges » des missionnaires et martyrisée en pensionnat où l’anglais lui a été inculqué – et en retour d’émerger plus forte, remporter des concours d’éloquence, enseigner, se battre contre les discriminations, porter les voix autochtones, créer le National Council of American Indians – ce qui trouvera son accomplissement dans le Indian Citizenship Act de 1924.
J’étais confrontée au malaise de la traductrice, à ce mélange subtil d’audace et d’humilité nécessaire pour entreprendre une traduction : savoir que je ne serai jamais l’autre, que nos expériences ne coïncideront jamais, mais que je serai capable de transporter dans ma langue ses explosifs qu’on appelle des mots.
Mais cela nécessitait de ma part une recomposition qui prenne conscience avec le plus grand souci de précision de la politique des langues à l’œuvre : d’où est-ce que je parle ? À qui ? Et surtout, au nom de qui ? Et au temps où les peuples des Premières Nations d’Amérique étaient appelés « les Indiens », au temps où ils étaient méconnus et méprisés, au temps où les « guerres indiennes » étaient réécrites par les colons, j’en ai la conviction intime, Zitkála-Šá s’est également posé ces questions. Ces textes sont parus sous forme d’articles, en anglais, dans le Atlantic Monthly : ce faisant, elle savait qu’elle ne s’adressait pas aux siens. Elle a pensé la langue comme véhicule entre deux réalités, sur les bases de ce « double je », dakota et anglais, dont elle avait une perception aiguë.
Comment dénonce-t-on quelque chose dans une langue qui n’a pas de mots pour le dire ? Zitkála-Šá construit donc dans l’imaginaire collectif ses propres outils, ses mots. Elle montre. Dans une langue fleurie et abondante, elle décrit les vibrantes courses dans les collines, les paisibles soirées de récits au coin du feu, les coutumes d’hospitalité dont le peuple dakota s’enorgueillit. Elle prend le point de vue d’une petite fille courant après son ombre ou écoutant son cœur battre ; elle rapporte ces expériences uniques à l’universel humain. En se plaçant à hauteur d’enfant qui apprend, elle peut énoncer des leçons du peuple dakota, qu’elle rend du même coup plus familier au lecteur. Elle revêt sa tunique de daim et ses mocassins brodés de perles. Elle reprend une appellation exogène, « Indienne » pour la faire sienne, dans un double acte de reconnaissance et de retournement : elle est appelée « Indienne » et elle s’empare activement de ce mot pour lui donner une substance, loin des stéréotypes. Elle revendique cette langue étrangère, l’anglais, radicalement différente de sa langue dakota d’origine. Elle réinvestit d’un sens neuf les mots qu’elle ne comprenait pas, en commençant par le premier qu’elle apprend : « Non ». Négation absolue ô combien nécessaire. C’est donc un travail de revitalisation de la langue auquel elle se livre en anglais et auquel il a fallu se livrer en français.
Car mise face au texte, dans la perspective d’une traduction, cent vingt ans plus tard, j’étais dans la même situation : comment exprimer en français ce qui n’a pas de mots à soi ? En anglais, elle émaille sa narration de termes qui nous paraissent un peu étrangers, mais un peu familiers ; datés et problématiques aujourd’hui, mais normaux (au sens fort de « norme » établie par les colons) à son époque, dans son contexte : Indien, squaw, « Visages-Pâles » et « Dakotas de bronze »… J’ai bénéficié de l’aide précieuse de Céline Planchou, spécialiste des questions autochtones aux États-Unis, membre du Center for American Indian Research and Native Studies (CAIRNS), dans l’établissement du texte français, pour être certaine de ne pas commettre d’anachronismes. Le problème de la traduisibilité qui s’est posé à moi n’était pas tant celui du mot esseulé que du contexte entier.
Nous avons aujourd’hui conscience du caractère problématique de ces dénominations exogènes et j’ai labouré ce problème essentiel : le manque du mot juste, qui résonne avec précision pour désigner cette réalité du Dakota. Il a fallu, à la manière de Zitkála-Šá, densifier la langue, y injecter une vérité supplémentaire. Il s’agit de faire travailler la langue pour y amener cette réalité en poussant les murs qui la bordent. Et dans la traduction avec plus de force que nulle part ailleurs, mon rôle est tel : avant peut-être la relecture avec un œil critique, faire une place à la lecture épousant pleinement le point de vue de Zitkála-Šá et, à travers son expérience individuelle, à l’expérience de plusieurs dizaines, centaines, milliers d’enfants qui ont été déracinés et qui se sont retrouvés tirés hors de leur société d’origine autochtone et rejetés au-dehors de la société des colons.
Traduire Zitkála-Šá, c’est entrer dans une dialectique. Comme Joseph Conrad, dont elle est la parfaite contemporaine et qui partage avec elle un déracinement existentiel, elle est fleuron du beau style anglais, évitant les répétitions, cherchant la tournure adéquate, le mot juste. Mais au-delà de cette quête du beau dans la langue, elle voudra transcender cette opposition linguistique pour s’en remettre à ses cinq sens et à la beauté incroyable de la nature abolie de tout mot.
C’est plus qu’une langue que j’ai tenté de traduire. C’est un regard. Dans son recueil hybride Sans tristesse aucune (Le Castor astral, 2024), Suzanne Rault-Balet déclare, inaugurale : « il nous revient à toutes et tous de travailler notre regard ». Le regard de Zitkála-Šá, vif, aiguisé, égalitaire, d’une délicatesse infinie et d’une détermination folle, se confond avec l’univers.
* L’Oiseau rouge. Mémoires d’une femme dakota (128 p., 18 €) paraît le 7 juin aux éditions les Prouesses.
Traduction Marie Chuvin
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
L’Oiseau rouge, de Zitkála-Šá
Un livre
Marie Chuvin
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.