Cent trente brefs poèmes, si l’on excepte le liminaire et le final, agissant comme deux blocs compacts d’un ultime rachat, constituent Sur un rivage désert, opus central de la poétesse Kathleen Raine paru en 1973 sans nom d’éditeur avec simple mention « a sequence of poems ». Elle a alors 65 ans, est l’autrice de sept livres de poésie et d’essais sur William Blake, Yeats, tous deux capitaux dans sa formation. Bien que Kathleen (née en 1908 à Londres, elle restera écossaise par sa mère et son attachement aux Highlands) ait reçu une éducation chrétienne et se soit convertie au catholicisme dans les années 1940 – une décision qu’elle a plus tard reconnue comme une erreur –, ses aspirations spirituelles allaient autant vers les traditions orientales que vers celles de l’école néo-platonicienne (Proclus), ou vers la pensée de Plotin. La basse profonde qui traverse Sur un rivage désert (paru en 1978 chez Granit), livre au lyrisme élégiaque s’il en est, conduit pourtant essentiellement à des références chrétiennes, notamment à l’Évangile de Jean. Le récit au tombeau où Marie-Madeleine s’entend dire par Jésus ressuscité « noli me tangere » (ne me touche pas) y devient en effet la parabole d’un amour aussi impossible qu’il finira par se déchirer à force de culpabilité, de ressentiment et d’orgueil : « Désir des lèvres et des hanches –/Une tombe nous sépare,/Trop large pour l’étreinte ».
C’est après deux mariages déçus que Kathleen Raine rencontre (elle a 40 ans) le naturaliste Gavin Maxwell, dont elle tombe éperdument amoureuse. Auteur d’un livre au succès mondial Ring Of Bright Water (L’Anneau d’eaux brillantes), qui emprunte son titre à une citation d’un poème de Raine, Maxwell n’en précise nulle part, étonnamment, la référence. Cette absence de référence au poème de K.R du livre de Maxwell (consacré aux loutres qu’il étudia notamment en Irak) la blessa au fer, alors que la négligence commise par K. R plus tard envers l’animal de compagnie de Maxwell (Mijbil, une loutre ramenée d’Irak) par laquelle l’animal mourut finit par définitivement les séparer. Cette passion, non partagée par l’intéressé (Maxwell aimait les hommes ; l’homosexualité ne sera légalisée qu’en 1967 en Angleterre par le Sexual Offenses Act), n’empêcha pas une amitié sincère et profonde, proche d’un amour fraternel, mais il fut détruit, c’en sera le mot de sa douleur, par ces malentendus. À ces impossibles éprouvés, il faudra ajouter l’analyse quasi clinique qu’elle fit de son attitude envers Maxwell dans le troisième volume de son autobiographie La Gueule du lion (1987). Elle y racontait comment, les mains posées sur un sorbier, elle le voua à une malédiction : « que Gavin souffre ici comme je souffre maintenant ». Elle eut néanmoins l’honnêteté de l’en avertir avant publication, mais un cancer précoce le touchant ne fit, rétrospectivement, que l’atteindre plus encore. Toutes ces circonstances, Raine espéra qu’elles n’entachent ni la puissance élégiaque de son livre, ni la douleur sincère qui l’habitait. Filtrées par l’impersonnalité que le poème appelle (selon le vœu de Yeats), elles apparaissent pourtant comme des indices autobiographiques, tout y devenant alors terriblement plus tangible ; plus réel, autant que la nature, dont le livre peuple son désert en des accents parfois proches d’Hopkins : « Lent/l’influx que l’eau reçoit de l’air,/L’air de l’espace tourbillonnant,/Vient à son terme, meurt et se fige ».
Le titre qu’Yves Bonnefoy a donné à l’un de ses plus grands livres, Dans le leurre du seuil, pourrait ici venir exemplifier la relation manquée que Sur un rivage désert scrute : la passion et le livre qui la lovent ne cessant de heurter leur seuil, de heurter le vide même qui enserre tout anneau (ring) scellant l’union archétypale du corps et de l’âme. Les échos entre les poèmes 70 et 97 n’en sont que plus flagrants et bouleversants : « Les brillants anneaux de soleil insaisissables,/Tu ne les verras pas, moi non plus, ce printemps » (70), le premier répondant à ce « Si je pouvais tourner à mon doigt/L’anneau brillant du temps,/Alors je rendrais présent/L’aujourd’hui d’autrefois ».
Emmanuel Laugier
Sur un rivage désert (bilingue), de Kathleen Raine
Traduit de l’anglais par Jean Mambrino et Marie-Béatrice
Mesnet, postface de Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson,
La Coopérative, 156 pages, 19 €
Poésie Étoile filante
septembre 2025 | Le Matricule des Anges n°266
| par
Emmanuel Laugier
Saluée par Yves Bonnefoy, Kathleen Raine écrivit des livres ciselés par la douleur d’impossibles amours, dont l’emblématique Sur un rivage désert.
Un livre
Étoile filante
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°266
, septembre 2025.

