Baroque, vous avez dit baroque ? Mais de quel baroque s’agit-il ? De celui qui enserre une réalité, de celui qui la cache ? Ou de celui qui crée pour continuer à vivre une illusion ? Le baroque de Bernardo Carvalho fait surgir d’étranges réalités, tapies derrière des leurres, des miroirs aux alouettes, des faux-semblants. Celui qui se plaît à écrire des éloges débridés à la fiction, fut journaliste, correspondant de la Folha de São Paulo à New York puis Paris, auteur des sublimes et sidérants Neuf nuits et Mongolia (Métailié, 2002, 2003). Affiche une admiration sans bornes pour Conrad, Borges, Handke, Walser, Sebald. Dans chacun de ses romans qui ne brillent pas par leur clarté mais leurs clairs-obscurs, il souhaite élaborer « Une espèce de manifeste de l’imagination et de l’invention littéraire », nous confiait-il en 2008.
Baroque, Carvalho l’est vertigineusement, dans sa manière d’écrire, d’architecturer, d’élever ses récits que l’on pourrait qualifier de métaboliques. Il parsème ses ouvrages de nœuds narratifs qui tels des soleils, des roues de feu tournoient, se rapprochent les uns des autres, fusionnent pour s’éloigner aussitôt, créer d’autres feux, fissions. Des engrenages qui n’auraient pas toutefois fonction ni de faire avancer, ni d’articuler, pas une sorte de mécanique du vide, plutôt du trop-plein, de la saturation pour mieux pallier l’absence, la solitude, l’effroi.
Les Remplaçants est mené par d’incessants allers-retours de la jungle à la ville – du touffu, mystérieux, matriciel de la jungle au clinquant clinique, rationnel, policé, artificiel de la ville. La canopée, les arbres gigantesques masquent les premiers matins du monde, les mystères virginaux de la création, des animaux humains et non humains qui se mêlent, s’enfantent, chamanisent, meurent et ressuscitent.
Dans l’avion, un père tout-puissant, un peu dément, fait prendre des risques insensés à son fils de 10 ans, n’hésitant pas à lui confier le pilotage ou fondre en piqué pour effrayer les Indiens. Nous sommes au Brésil, en pleine dictature, pas celle de Bolsonaro, mais celle des années 1964 à 1985 où les militaires avaient déjà le pouvoir. Le paternel vient d’acheter pour une bouchée de pain un morceau d’Amazonie. L’enfant pour se rassurer lit à son père un roman de science-fiction. Il y est question d’une navette qui part explorer une planète aussi étrange qu’inconnue, aussi semblable que la Terre, mais paradoxalement dépourvue de présences animales. La navette est composée d’enfants dont on a supprimé la mémoire, les souvenirs. Mini-superhéros, ils ont été choisis en fonction de leurs dons. Le jeune narrateur s’interroge sur sa présence dans le vaisseau, son absence de qualités, de vertus. Il se révoltera.
Ce qui se joue dans ces deux histoires enchâssées, c’est la mort, le jeu avec la mort, en Amazonie, l’anéantissement de peuples autochtones liés à un environnement qu’on arase pour placer du bétail. Au-delà de la dénonciation écologico-politique, l’énonciation de mythes, rites, pratiques de peuples premiers, Les Remplaçants invite à reconsidérer la relation à la transmission, à l’inné à l’acquis, à la relation père-fils. Relation qui s’inverse dans la seconde partie du récit, plus opaque, où le garçon devenu sexagénaire vit avec un jeune amant, en éprouve quelques affres, comme s’il vivait encore une fois en miroir la situation qu’il connut avec son père. La dernière image du roman est très puissante. Le héros pleure comme s’il pleurait sous la pluie, au milieu d’une foule dans un concert. Il pleure la mort des Indiens assassinés par son père.
Qui sont les remplaçants ? Sommes-nous irremplaçables ? Qui nous remplace ? Des réplicants ? Des implicants ? Des intelligences artificielles ? Des barbares ? Qui sommes-nous ? Des monstres, des voyous ? « Les Okano ne prononçaient jamais certains mots, qui existaient pourtant dans leur langue. Ils les remplaçaient par d’autres, de sorte que ce qu’ils disaient n’était jamais exactement ce qu’ils disaient. Un discours apparemment prosaïque contenait très souvent un sens voilé, sacré, que personne de l’extérieur ne comprenait. L’article disait que les Okano avaient trompé tout le monde, même les anthropologues. » Baroque, vous avez dit baroque ? Bernard Carvalho affirmait dans Ta mère (Métailié, 2010) écrire « comme le fou qui ne peut s’empêcher de chantonner sa litanie insensée, ne serait-ce que pour ne pas entendre la rumeur du monde, pour pouvoir parler seul, plus fort que la rumeur du monde. » La beauté peut être horreur et aurore mystique !
Dominique Aussenac
Les Remplaçants, de Bernardo Carvalho
Traduit du brésilien par Élisabeth
Monteiro Rodrigues, Métailié, 208 p., 21 €
Domaine étranger Folies et vertiges de la jungle
septembre 2025 | Le Matricule des Anges n°266
| par
Dominique Aussenac
Pour son quinzième roman, le Brésilien Bernardo Carvalho offre un jeu de miroirs luxuriant, ambigu, inquiétant, entre père et fils, fils et amant, dictatures et peuples premiers.
Un livre
Folies et vertiges de la jungle
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°266
, septembre 2025.

