Chaque nuit l’enfant rêvait qu’il était un paillasson. Il était étendu sur le sol de terre battue devant la porte close de la maison. Des gens passaient dessus et frottaient leurs semelles avec plus ou moins de tendresse ou de violence, d’application ou d’impatience, soucieux de leurs pieds et ignorants de la nature du paillasson et qu’il était l’enfant tout entier, très plat, très résistant, bourru, revêche, immobile et renfermé ; un excellent paillasson auquel, puisqu’il satisfaisait parfaitement à l’usage, il était inutile de prêter attention. Cependant ce frotte-pied était extrêmement sensible comme le sont tous les enfants, et pas plus inintelligent qu’un autre. Il savourait silencieusement le bonheur d’être piétiné, martelé, saccagé, encrotté par tous ces gens qui passaient par là et ne s’acharnaient sur lui, apparemment, que parce qu’il était là, car en réalité personne n’entrait jamais dans la maison, personne ne poussait la porte, personne ne s’arrêtait. Il n’était pour ainsi dire qu’un paillasson de passage, aussi le sentiment de sa valeur ne l’occupait guère. Entre toutes les sensations qu’il subissait, il avait un goût bizarre pour les plus appuyées, lesquelles étaient aussi les plus douloureuses. Il aimait et il attendait avec une sorte de désir éperdu et totalement mutique et clos les enfoncements nerveux, les saccades fébriles, qui lui venaient uniquement des hauts talons des femmes. Le frottement de la semelle que l’on eût pu imaginer plutôt voluptueux ne l’enchantait jamais autant que les coups secs, qui retentissaient en lui comme le commencement du sacrifice. Tout son être de paillasson aspirait à la déchirure. C’était sa manière d’aimer les femmes.
De nuit en nuit, poursuivant le même rêve, l’enfant, de plus en plus paillasson, et comme, vers la fin, une véritable foule de femmes à perchoirs de cuir et pilons ferrés l’avaient travaillé jusqu’à la corde, il céda enfin par le milieu et peu à peu s’étira, s’ouvrit, s’éventra dans la douceur cruelle du dedans et du vide. Et il n’y avait plus personne autour. Alors l’enfant se dressa. Il regarda de tous côtés. C’était vraiment la plus noire des nuits - tracée droite comme un cri. Il se pencha alors et ramassa la clef qui, tout le temps, était restée, comme il se doit, cachée sous le paillasson. Il la tenait à la main mais comme il voyait parfaitement qu’il n’y avait, en vérité, ni porte ni maison, il restait en suspens sur ce secret dont le sens, s’il en était un, lui échappait entièrement.
Claude Louis-Combet
Dossier
Claude Louis-Combet
Paillasson (inédit)
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19