La lumière sur quoi débouche la poésie d’André du Bouchet est aride, éblouissante, difficile à soutenir pour le lecteur que ne manquera pas de dérouter une écriture escarpée, abrupte. C’est qu’ici nul lieu ne se donne pour établi, nulle assise n’est possible. Le mouvement seul existe, incessant.
« J’écris aussi loin que possible de moi » : ainsi s’exprime toute l’ambition du projet, et son implacable impossibilité. Comment atteindre à cet éloignement en effet, à cet écart d’avec soi, ailleurs que dans la dynamique d’une écriture foncièrement déstabilisatrice, toute en rupture, en faille, en permanent désastre ?
Ecrites en amont des poèmes, mais dans le mouvement de la poésie déjà, les notes qui constituent la matière des Carnets participent de cette difficulté, en sont l’ébauche. Préludant à la conception de recueils comme Dans la chaleur vacante, Ou le soleil, ou l’ajour1, l’écriture s’y autorise à plus de spontanéité, plus de souplesse dans l’affirmation, moins de hauteur peut-être dans l’implacable des formulations.
Couvrant les années 1962 à 1983, Carnet 2, pour rendre l’œuvre d’André du Bouchet un peu moins indéchiffrable, n’en exige pas moins de son lecteur un renoncement à toutes figures préétablies, de soi-même et du monde, renoncement à toute claire contemplation : « je ne peux pas -sans avoir fait demi-tour, donner de nom à ce qui se découvre en avant de moi ».
Car c’est bien de ce dos tourné qu’ici tout commence. Dans cette torsion qui du poète nous dérobe la figure. Pour que « l’infiguré persiste » dans la surprise de ce qui n’a pas de visage, dans ce détour qui est brusque irruption de l’air, seul mouvement du vent, avènement du vide qu’à proprement parler l’écriture rend visible : « entre les mots autant d’air qu’entre sa face et soi ».
L’écriture est bien lieu de passage du souffle. Ou bien resserrement et asphyxie, tant cette poésie est crispation parfois, refus, puis ouverture à nouveau et rupture des liens par grand vent. Espace illimité, avec vertige. Dénouement. Respiration : « où être// plus bas sont les traces, et le souffle un peu plus haut/ encore ».
Le texte ne se voudrait constituer qu’ « au revers de la langue », là où se fait jour « un corps sans voix de mots », dans un plus grand silence, à partir duquel tenter de dire : sur le vide placer quelques mots, sur le blanc de la page. Car « un défaut de langue éclaire ». Car le refus de la langue articulée, pour douloureux, pour dangereux qu’il soit, est promesse de cris, de chant, espoir de ce qui n’a pas encore été formulé.
De fait, on ne trouvera dans toutes les pages de ce Carnet qu’un seul moment narratif, celui où le poète nous raconte cette simple scène vue, lors de laquelle il nous montre un sourd-muet désignant « avec des mots inarticulés les détonations qui se succèdent au loin ».
Ainsi, l’écriture d’André du Bouchet prend-elle le risque du mutisme, délibérément s’ampute de la parole. Pour que scintillent dans l’interstice entre les mots du muet comme autant de « facettes de l’illumination du vent ». Pour que s’illumine ce qui de la face du monde nous est dérobé. Parce que la seule lumière qui vaille est un gouffre.
1 Poésie Gallimard
Carnet 2
André du Bouchet
Fata Morgana
176 pages, 150 FF
Poésie Les mots du muet
août 1999 | Le Matricule des Anges n°27
| par
Xavier Person
En restituant la genèse, la lecture de ses Carnets éclaire la poésie d’André du Bouchet, sans en éluder la difficulté.
Un livre
Les mots du muet
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°27
, août 1999.