Loin des maîtres du monde de la Nouvelle économie, Samuel Zajde, 27 ans, explore l’univers de l’entreprise dans ce qu’elle a de plus prosaïque avec une ironie aussi légère que fantaisiste. Car de l’humour, il y en a dans ce roman au ton joyeusement clinique. Cela tient à la personnalité du narrateur, cousin germain de ceux de Régis Jauffret (Clémence Picot, Verticales), autres psychopathes ordinaires rongés par l’ennui, la dépression et la folie.
À première vue, c’est un mec détestable, antipathique, froid, col blanc et cravate en lin, aussi gai qu’un plan comptable. Le jour, il reçoit les clients. La nuit, il fait des rêves fiduciaires, récite les circulaires, perfectionne son apparence. Aucune distraction : « ainsi dorment les hommes au profil d’entreprise, comme des cadavres ». Parfait clone du capital circulant, ce dévoué serviteur du tertiaire triomphant n’a qu’une religion : sa banque. Virtuose de la transaction, notre narrateur est au guichet 2, c’est-à-dire au rez-de-chaussée de la promotion sociale, mais avec la carnassière ambition de prendre le fauteuil du premier guichetier puisqu’il compte suffisamment d’avance sur le troisième comptoir. Être le meilleur, donc. « Un aigle », dans son domaine. Jusque-là tout est parfait dans le meilleur des mondes des ronds-de-cuir si un vilain grain ne venait gripper la belle mécanique : un étourdissement, une baisse de régime et le voilà mis à pied par la hiérarchie pour se refaire une santé. Ou plutôt une thérapie : car son honneur offensé, l’employé décide de se nettoyer l’esprit pour que les calculs, les dividendes, les produits financiers reprennent enfin dignement leur place, dans ce corps pris en défaut. En langage informatique, cela s’appelle reconstruire le bureau. Ce sera un désastre et le commencement de la fin.
Avec Samuel Zajde, le dérapage devient incontrôlé. Obsédé par la propreté, terrorisé par le corps, traquant les bactéries tel un furieux entomologiste, notre employé modèle s’enfonce doucement dans les eaux troubles de la névrose, sous prétexte de parfaire « son hygiène cérébrale », de « stériliser une bonne fois l’intérieur ». Monomaniaque farfelu (il se tient informé de tous les maux de la planète), automate désespérant, il range ses organes comme il rangeait ses classeurs, avec une infinie précaution : « Je préviens, j’ausculte, je tiens l’inventaire des grains de beauté, je palpe les testicules mensuellement à la recherche des nodules. » Terrifié par toute forme humaine, toujours médiocre et avilissante, il ne fréquente que les restaurants vides, avec une prédilection pour ceux qui mettent à la carte des steaks texans servis par des filles en couettes et un « tenancier costumé en Apache ».
Victime d’une violence qui dit trop son nom (le totalitarisme social), le quotidien du guichetier en congé n’est en fait qu’une « jolie machine à mâcher la gomme des minutes ». Autrement dit, il s’emmerde royalement, et en bon pervers, sait faire partager son sens du dégoût. Ainsi, sa vie conjugale est devenue une tragédie muette au point que son seul confident est un primate empaillé dans un Muséum de sciences naturelles. Et comme l’auteur n’est pas non plus un saint, il lui colle une jeune libraire amoureuse (seulement) de sa poésie -en fait un vieux manuscrit qu’il renie évidemment (« voilà où ça mène la poésie, on devient un lyrique, le cerveau plein de chiendent »)- soldant tout espoir de sauvetage. Caricatural à souhait (le banquier est aussi humain qu’un ordinateur, les émotions et les sentiments n’ont aucune valeur marchande, la littérature comme espace de résistance…), ce livre sans prétention est pétri de bons mots et d’une humeur revigorante.
Guichet 2
Samuel Zajde
Hors Commerce
180 pages, 80 FF
Premiers romans Inventaire d’une perte
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Philippe Savary
En traçant le portrait pitoyable et burlesque d’un guichetier, Samuel Zajde met en pièces notre société gangrenée par le libéralisme galopant.
Un livre
Inventaire d’une perte
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.