Après un premier roman très remarqué (La Scie patriotique, 1997) et un récit de voyage aussi admirable que passé inaperçu (Tacomba 2000), voici donc que Nicole Caligaris publie son troisième livre au Mercure de France et confirme sa place parmi les écrivains d’importance. Ah, si Philippe Sollers lui faisait porter le chapeau d’une changeante modernité ou si Amélie Nothomb lui prêtait le sien (de chapeau), ce serait bien le diable si elle ne glanait pas un ou deux prix littéraires ! Las ! Notre auteur se contente d’écrire et de bien écrire, condition ni nécessaire, ni suffisante, pour obtenir la reconnaissance des foules et des vieux messieurs qui font rimer « délibérations » avec « libations ». Trois femmes ont cette fois chaussé leurs semelles de vent pour fuir un destin qui leur colle au train comme un chien trop fidèle : « Ici tout est entre quatre murs, rangé comme il faut par nos mères, à l’abri de la lumière, à l’abri des pollens, à l’abri des prodiges, de l’influence du hasard. » Elles se nomment Madame Pépite, Sambre et Sissi la Starine. En dépit de cet état-civil un rien original, il leur faut néanmoins subir le sort commun de tous ceux qui entendent prendre la tangente : vérifier que la liberté est aussi arrachement aux êtres aimés, faire d’interminables queues pour obtenir un précieux visa de sortie, voyager dans d’improbables autocars surchargés, se faire rouler par des passeurs sans scrupules, mourir à demi de faim et de froid dans un camp de transit et achever une effarante odyssée à fond de cale (aux deux sens de l’expression). Ce n’est pas le moindre exploit de Nicole Caligaris que de relater ces péripéties dans un style aussi lapidaire que panique, semé de bonheurs d’écriture qui coupent véritablement le souffle au détour d’une page : « Embaumés par nos mères, nos mères sucs, nos mères maçonnes ; préparés comme il faut pour que s’accomplisse en nous le cycle stellaire des explosions et des pertes de matière ; nous, corps flambé, nous passage, nous servons la fuite des éléments. Rien n’est à nous. Ni notre ventre. Ni notre vie. » Nous ne sommes ici ni dans L’Horreur économique de madame Forrester, ni dans Le Deuxième Sexe de madame De Beauvoir, ni même dans les photos d’exil de Salgado. S’il fallait absolument fournir un certificat d’hébergement, ce serait plutôt du côté de chez Beckett (celui de Comment c’est) ou de Michaux. Miracle d’une prose tendue comme le fil d’un funambule qui ne se contenterait pas d’avancer d’un pas assuré entre deux abîmes mais exécuterait en outre quelques sauts périlleux. À la manière de cette soudaine adresse aux ancêtres : « Nous reconnaissons la filiation des étrangers que nous choisissons comme pères à côté de vous, ceux qui sont partis avant nous, dont le départ a autorisé le nôtre et dont nous rejoindrons à notre tour les os sur les bords de l’étendue morne inhospitalière. » ou des éclairs poétiques qui traversent la longue nuit du cargo (dans les entrailles duquel croupissent un temps les trois anti-héroïnes) et convoquent obliquement le souvenir du Moby Dick de Melville. Et puis aussi, et puis surtout cette volonté de nager à contre-destin : « Partir, vives et droites, les membres déliés, le cœur ferme, au lieu de regarder de loin s’envoler tous les autres et agiter vers nous leurs serpentins, leurs moulinets. »
Les Samothraces
Nicole Caligaris
Mercure de France
142 pages, 75 FF
Domaine français Femmes aux traces
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Eric Naulleau
Une gamine, une veuve et une dame-pipi se sentent pousser des ailes. Nicole Caligaris aussi : Les Samothraces ou l’état de grâce littéraire.
Un livre
Femmes aux traces
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.