Nous sommes au Rwanda, durant l’année 2000, dans une commune au sud de Kigali. Le lieu se répartit entre de nombreuses collines, des maigres vallées et un marécage. Des hommes et des femmes parlent à un journaliste venu pour les écouter durant plusieurs séjours avec un petit magnétophone. Se souvenant sans doute du silence des survivants des camps d’extermination après la Seconde Guerre mondiale, Jean Hatzfeld, reporter de guerre, insiste, en douceur. Il est venu dans ces lieux durant et après le génocide de 1994, et il revient encore une fois pour prolonger autrement son travail de journaliste. Il se concentre sur un point de vue. Il décrit le lieu de la tragédie, le paysage, maintenant, parfois foisonnant, parfois dénudé. Ces collines desquelles sont descendus la plupart des Tutsis dès les premiers jours des mises à mort programmées pour se réfugier dans le marais, se cacher au plus profond de cette masse liquide et se mêler à la boue pendant plus d’un mois. Avec les tueurs aux horaires de bureau qui venaient dans les marais en chantant et massacraient méthodiquement leurs anciens voisins. Il rencontre ceux qui acceptent de lui raconter en sachant « qu’un écart de compréhension séparera désormais ceux qui se sont allongés dans des marais et ceux qui ne l’ont jamais fait ; entre vous et moi par exemple ». Ou bien encore qui disent : « Montrer notre cœur à un étranger, parler de ce que nous ressentons, mettre à nu nos sentiments de rescapés, ça nous choque au-delà d’une limite. Quand l’échange des mots devient trop carré, comme en ce moment avec vous, il faut marquer un point final ». Malgré tout, ils racontent comment ils sont devenus des animaux nuisibles pourchassés à coup de machette, comment réduits à l’instinct de survie ils ont dû tenter de faire face à l’incompréhensible tant l’horreur semblait ne pas avoir de limites. Avec ces traces inscrites dans la chair de chacun qui font bien sûr penser à d’autres : « À l’église, j’ai vu que la férocité peut remplacer la gentillesse dans le cœur d’un homme, plus vite que la pluie d’orage. C’est une pénible inquiétude qui m’égare maintenant ». « Bien qu’on pouvait enfin manger salé, on ne montrait aucune gaieté, parce qu’on pensait à ceux qu’on avait laissés là-bas. (…) On ne risquait plus la mort mais on était encore abattus par la vie. » Ces récits introduits par de courts textes donnent simplement la nausée, d’autant plus qu’ils sont dominés par une pudeur, une simplicité et une dignité qui nous atteignent directement. Les entretiens réécrits conservent un phrasé, des images et des manières de décrire qui leur sont propres. Le titre du livre est emprunté à l’un de ces récits, celui d’une femme qui avait réussi à fuir à temps les massacres et qui, de retour dans la région, travaille comme assistante sociale pour une organisation humanitaire. Elle cherche les enfants perdus dans les collines, ceux dont les parents sont morts ou disparus, et découvre ce désolement intérieur de l’après-génocide : « J’ai commencé à voyager sur les collines. Alors j’ai regardé dans le nu de la vie ». Comme Jean Hatzfeld à sa suite, et comme nous malgré toutes les distances. Et peu importe en fait de savoir si ces récits appartiennent au domaine de la littérature. Ils sont aux frontières du témoignage et de l’écriture. Ce sont des regards qui ont croisé l’horreur, des vies qui ont basculé.
Dans le nu de la vie
Jean Hatzfeld
Seuil
235 pages, 115 FF
Domaine français La boue ou la mort
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Christophe Dabitch
Des récits de rescapés du génocide rwandais de 1994 : c’est le bouleversant Dans le nu de la vie du journaliste et écrivain Jean Hatzfeld.
Un livre
La boue ou la mort
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.