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Poésie Le vampire actif

décembre 2001 | Le Matricule des Anges n°37 | par Emmanuel Laugier

Venu du surréalisme roumain, Ghérasim Luca adopta le français comme langue de création dès 1946. Écrire le conduisait à "s’oraliser", à répondre aux bégaiements intempestifs de l’être. Quatre publications, dont un double CD, permettent de l’entendre à nouveau. Foudroyant.

Le Vampire passif

Ghérasim Luca par Ghérasim Luca (2 CD)

Héros-Limite (suivi de) Chant de la carpe (suivi de) Paralipomènes

Ghérasim Luca (passio passionnément)

En 1994, Ghérasim Luca se donnait la mort à Paris en se jetant dans la Seine, comme son ami Paul Celan l’avait fait. L’Inventeur de l’amour suivi de La Mort morte, l’un de ses plus anciens textes qu’il traduisit pendant vingt ans, venait à peine de paraître (José Corti). Le livre entre les mains, on était alors stupéfait d’y lire les différentes méthodes de suicide, renversé par la force ironique qu’il employait à les détourner de leur lourdeur pathétique, abasourdi par la conscience que ce texte, écrit en 45, avait des freins auxquels l’homme s’adosse comme à sa propre vie. Ce premier livre fut donc le dernier à parler et la première pierre lancée contre « l’homme axiomatique », autrement dit OEdipe. L’Inventeur de l’amour et La Mort morte se présentaient à soi avec une contradiction violente : comment l’homme d’un tel vitalisme, l’homme du pessimisme actif, avait pu vouloir partir, choisir la mort contre le pied de nez rageur que son oeuvre ne cessa de lui faire. Question à laquelle il est toujours difficile de répondre, sauf à penser que la mort ne fut pour lui que la fin de l’un des rapports de la vie, la fin de la plus infime part d’intensité de la vie. Tel un vampire actif en plein jour, Ghérasim Luca nous laissait là l’intempestive présence de sa voix fantôme : murmures de phrases vives, soulèvements rauques de mots venus d’ailleurs, énergies antédiluviennes d’un face à face avec le monde, d’un face à face avec soi-même, avec l’Histoire. Façon de répondre à chaque enfermement par le large dégagement de toute la cage thoracique ; façon de trouver sa place, de la chercher encore par la voix. Ghérasim Luca cherche Ghérasim Luca, tel est ce que ce petit homme fin d’une sobriété implacable, au visage émacié et aux costumes rigoureusement noirs, ne cessa de faire. Son « comment s’en sortir sans sortir », devenu célèbre, était son mot, le raccourci de sa vie.
Quatre publications paraissent aujourd’hui : du Vampire passif, deuxième texte publié en 1945 à Bucarest, au double CD de récitals (Ghérasim Luca par Ghérasim Luca), en passant par l’édition en poche de Héros-Limite (1953), Le Chant de la carpe (1973), Paralipomènes (1976), et l’essai dialogué d’André Velter, des lignes de fuite se dessinent, se densifient, se rétractent pour imploser. Il nous est demandé de faire le trajet des voix de Ghérasim Luca dans notre propre voix : la voix d’une écriture de notre temps.
Issu du surréalisme roumain, proche de l’esprit dadaïste dans sa plus grande radicalité, associé pour certains à la poésie sonore, Ghérasim Luca est né en 1913 à Bucarest dans un milieu juif ashkenaze libéral. Élevé au No3 de la strada Lazar, dans le quartier juif de Dudesti-Vacaresti, il s’appelle à l’origine Salman Locker. Ainsi, de Locker à Luca, il y a d’abord l’histoire d’un pseudonyme que lui propose un ami. Il y a, aussi, dans ce saut consommé d’un nom à un autre, cette réponse radicale et unique de Luca lui-même à une demande de présentation biographique : « Originaire de Bucarest, il se choisit durant son adolescence un nom et un égarement ». Ces mots dessinent, rétrospectivement, dans leur laconisme, ce que la vie et l’oeuvre de Luca allaient devenir. Luca, après avoir été enfermé dans son propre pays, puis s’être retrouvé en Israël, seul, vivant « dans une grotte qu’il éclaire à l’aide d’un miroir », s’est en effet toujours senti apatride. Ni d’ici, ni de là, il n’a cessé de « parler apatride », d’avoir très tôt « l’intuition, explique André Velter dans sa préface à l’édition de poche, que son pays, c’est son corps ; que son identité, c’est sa voix ». Le poète est élevé au contact de plusieurs langues, le roumain, le yiddish, « dont il n’est pas inutile de rappeler, précise l’essayiste Dominique Carlat, (qu’il) serait bientôt l’objet d’une mise à mort programmée ». Le français, langue de l’intelligentsia roumaine, langue littéraire par excellence, il l’adoptera définitivement comme sa propre langue dès 1946.
La passion de Luca pour Hegel, qu’il put lire chez son ami et poète Gellu Naum, l’intérêt que Dolfi Trost lui fit partager pour la réflexion psychanalytique, tout cela constitue la mémoire de fonds, active et radicalement critique, de ce jeune surréaliste d’obédience dadaïste. En lutte contre tous les carcans d’une société et d’une pensée qu’il sent alors se fossiliser irrémédiablement (ultra-nationalisme des Gardes de Fer suivi des planifications staliniennes), il découvre à partir des années 1945-46 la nécessité d’une sape des structures syntaxiques et paradigmatiques de la langue, met à jour une pratique hallucinante du bégaiement (le fameux poème Passionnément) et entame sa réflexion sur le « hasard objectif », centrale justement au Vampire passif.
Publié à Bucarest en 1946, Le Vampire passif précédé D’une introduction sur l’objet objectivement offert est, souligne Dominique Carlat, un « objet littéralement impossible à définir : mêlant exposé théorique et prose poétique haletante, confessions personnelles et excursus universalisants, adresses personnelles et visée ’’scientifique’’, la position d’énonciation qu’il adopte se caractérise par une instabilité constante ». Accompagné de dix-sept photographies d’objets offerts par Luca à ses amis, sa rhétorique est très surréalisante, pour la seule raison que Luca croit encore à la révolution de Breton. De plus, ce texte cherche à sortir le surréalisme roumain de son isolement, mais surtout suit le programme de ce mouvement à la lettre : repenser l’idée de legs et de don de soi, allier les puissances du langage à l’ordre du désir fou afin de révéler les forces opaques de l’esprit et l’impossibilité de le figer en une identité. Enfin, répondre par le livre à l’acte de lecture comme « rencontre », « chance et épreuve ».
Cette dernière idée de lecture comme risque, Luca ne va jamais la lâcher. Au contraire, il en fera le fer de lance de tous ses écrits. Les livres qu’il publiera par la suite (il s’installe en France en 52), tels que Héros-Limite, Le Chant de la carpe et Paralipomènes (tous aux éditions du Soleil Noir fondées par François Di Dio), réunis aujourd’hui, ne cesseront en effet de le confirmer par leur procédé : glissements syntaxiques, ruptures sémantiques, bégaiements, répétitions, jeux de mots, ritournelles, etc. Mais aussi parce que la précision de ces textes répondra à celle de leur oralité, puis à l’oralisation que Luca en donnera. Cette voix, terrible voix, au « timbre roulant, venue des confins balkaniques » (Velter), nul ne doute, après l’avoir entendue, qu’elle a le pouvoir d’aimanter son auditeur et de, radicalement, l’hypnotiser. La Contre-créature de Héros-Limite s’ouvre ainsi par l’air d’une flûte étrange : « c’est avec une flûte/ c’est avec le flux fluet de la flûte/ que le fou oui c’est avec un fouet mou/ que le fou foule et affole la mort de// la mort de la mort de (…) ». Flûte qui éveille la conscience, soulève La Paupière philosophale (Le Chant de la carpe), de même que Passionnément (ibidem) et Prendre corps (Paralipomènes) exigent de ne pas « minez pas vos passions vos/ vos rationnants ragoûts de rats dévo/ dévorez-les dévo dédo do domi/ dominez pas cet a avant-goût/ de ragoût de pas de passe (…) ».
Cette énergie folle de la morphologie de la langue, Luca ne la sépara jamais d’une éthique de vie, en unissant la pensée et l’affect en une tourne qui renversait l’esprit et le corps. L’essai dialogué d’André Velter, poète et ami de longue date de Luca, cherche ce moment-là de renversement. Si l’on regrette seulement que les liens évoqués avec la mystique ou le chamanisme soient exposés si superficiellement, l’ouvrage est une bonne introduction à l’oeuvre de Luca. Il offre, de plus, choix de textes, documents iconographiques et bio-bibliographiques. Son style est direct, sans détour.
Enfin, l’autre événement que marquent ses différentes publications est celui de la parution d’un double CD réunissant, entre 1975 et 1989, les principaux récitals de Ghérasim Luca. En dehors du Quart d’heure de culture métaphysique, de Héros-Limite, etc. et des époustouflants Passionnément et Prendre corps, dans lesquels l’humour de Luca se montre comme nul autre, on découvrira, inédits, Le Tangage de ma langue ainsi que L’Autre Mister Smith. Ce dernier texte (la lecture dure plus d’une heure) n’a jamais été imprimé. On ne sait presque rien du contexte dans lequel il a été composé. Cependant, il est, sans aucun doute, l’un des plus puissants écrits de Luca. La rage qui le porte passe par tous les régimes de la voix, de la plus douce à la plus violente, de la plus légère à la plus ironique. C’est Ghérasim Luca que nous traversons en l’écoutant se chercher : Ghérasim Luca cherche Ghérasim Luca est d’ailleurs l’une des phrases les plus répétées. L’auditeur expérimentera à la fois la gravité et l’apesanteur du texte, comme en marge de la réalité. Touchera les fantômes, les morts, un rire et des larmes lointains. C’est bien une nuit que nous traversons.
Nous sommes là face à une épreuve de lecture qui est une épreuve de vie. Aussi rare que les grands textes de Michaux. À nous de nous y risquer.

Ghérasim Luca
Le Vampire passif
92 pages, 13,72 (90 FF)
Ghérasim Luca
par Ghérasim Luca

Double CD - 27,44 (180 FF)
José Corti
Héros-Limite suivi de
Le Chant de la carpe
et de ParalipomÈnes
Poésie/Gallimard
315 pages, 8,54 (56 FF)
Ghérasim Luca, passio
passionnément

André Velter
Jean-Michel Place
130 pages, 10,67 (70 FF)

Le vampire actif Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°37 , décembre 2001.
LMDA PDF n°37
4,00