Si Primo Levi, dès son retour d’Auschwitz, s’attelle à l’écriture de Si c’est un homme (1947), c’est que l’urgence de témoigner le presse, il veut « fournir des documents à une étude dépassionnée de l’âme humaine » -mais il reconnaîtra par la suite qu’avant la guerre il s’était déjà essayé à l’écriture de nouvelles. Elles constitueront un des pôles de son œuvre multiforme, il y poursuivra diverses voies que l’on découvre dans ce recueil de nouvelles parues initialement dans des revues ou des journaux, de 1949 à 1987, date de sa mort. Un ensemble inégal, donc -ce qui est souvent le risque d’une telle entreprise, plus exhaustive que proprement anthologique- mais qu’unit profondément l’interrogation qui court tout au long de son œuvre : qu’est-ce que l’humanité de l’homme ? et qu’est ce que l’« autre » homme, pour chacun de nous ? C’est bien un tel questionnement sur l’altérité que nous trouvons, par exemple, dans la nouvelle Buffet qui ouvre cet ensemble : voici, dans une réception mondaine, Innaminka, timide et mal à l’aise, qui semble n’intéresser personne, et pourtant il se révêle être un kangourou, capable, pour s’échapper, d’effectuer « de longs sauts élastiques et heureux » ! Dans État civil, le héros doit faire coïncider des êtres humains qu’il choisit au hasard avec une mort prévue sur une fiche cartonnée, mais quand arrive le tour d’une écolière de 8 ans il finit par s’y refuser -« si elle devait mourir, elle mourrait sans lui, il ne participerait pas à sa mort »- révélant en cela un courage modeste, ou un dégoût humain, dont Eichmann et tant d’autres criminels de bureau furent bien incapables. Enfin, à côté de ce que Levi appelait des « interviews naturelles », dans lesquelles un journaliste interroge une taupe, un goéland ou une araignée, nous trouvons des nouvelles autobiographiques, qui sont sans doute les plus réussies, grâce à cette concentration des effets, cette précision scientifique du dosage qui caractérise Levi, chimiste et naturaliste.
Dans la plus ancienne, Fin du gars de Marineo, nous sommes happés par la vertigineuse conscience de l’acte d’un partisan qui décide d’emporter dans sa mort, en leur arrachant une grenade, les Allemands qui viennent de le capturer. Dernier Noël de guerre raconte un épisode de l’expérience concentrationnaire, qui n’avait pas trouvé sa place dans Si c’est un homme -peut-être parce que, comme le précise ici Levi, « ces souvenirs ne pâlissent ni ne s’espacent au fil des ans, ils s’enrichissent au contraire de détails que je croyais oubliés » ou peut-être plutôt car cet épisode est en contradiction avec la tâche que poursuivait son premier livre : la description objective d’une entreprise concertée de déshumanisation. Une Allemande, aux côtés de laquelle il travaille dans le laboratoire de l’IG Farben rattaché à son camp de Monowitz, lui demande de réparer le pneu de sa bicyclette. Il y gagnera, non seulement « un œuf dur et quatre morceaux de sucre », « rétribution plus que généreuse »- mais surtout la conscience qu’à ses yeux il est encore quelque chose qui ressemble à un homme, à qui l’on dit « S’il vous plaît » en lui proposant une sorte de contrat, à qui elle murmure enfin -parole de crainte ou d’espoir- que « Noël n’est pas loin ».
Noël viendra, en effet, « le dernier Noël de guerre et de captivité » -puis ce seront les Russes, et la délivrance, en janvier 1945.
Dernier Noël de guerre
Primo Levi
Traduit de l’italien par Nathalie Bauer
10/18
127 pages, 6 euros
Poches Levi le messager
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Thierry Cecille
Rescapé, scientifique et moraliste, Primo Levi est avant tout un écrivain à la voix juste et forte, quelle que soit la forme choisie. Ces treize nouvelles inédites le prouvent.
Un livre
Levi le messager
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.