Parmi ses nombreux angles d’attaque et sujets de réflexion, Claudio Magris (lire Lmda N°34) retrouve ici cette littérature du basculement et de la critique, en particulier mitteleuropéenne, à laquelle il s’attacha depuis sa thèse de 1963 (Le Mythe et l’Empire dans la littérature autrichienne moderne, L’Arpenteur, 1991). Si, dans Danube (1986), il effectuait cette remontée aux origines, traversant les paysages et les villes, par le corps et la mémoire, c’est qu’un voyage spirituel avait précédé, une quête dont témoigne cet important recueil d’essais enfin traduits - la publication italienne eut lieu en 1984.
La tâche est ardue et nécessaire : il s’agit d’analyser de quelle manière certaines œuvres surent établir le diagnostic et mettre en forme les symptômes de la modernité. Ces quinze chapitres n’évitent donc pas les reprises et échos puisque ces écrivains des deux dernières décennies du XIXe siècle au crépuscule du XXe, d’Ibsen à Isaac Bashevis Singer ont en commun, précisément, cette conscience de la crise, du nihilisme qu’annonce le sous-titre.
Précisons donc les concepts-clés qui guident cette longue, méticuleuse et éclairante traversée du siècle. Nietzsche bien entendu il est cité dès la première ligne est le prophète clairvoyant de ce nihilisme qui, d’après lui, envahit un monde désormais dépourvu d’ordre, la perte des valeurs religieuses puis morales y laisse le terrain libre à l’individu, mais lui-même est flottant et informe, sans identité, atome errant parmi les atomes. Le « grand style » nommé parfois également « classicisme », au sens que Gide donnait à ce terme, débordant alors largement le XVIIe siècle français offrait, chez Goethe comme chez Balzac par exemple, une vision unificatrice, pourvue d’un sens global, d’un monde qui semblait encore sinon organique du moins ordonné Magris reprend ici les analyses de Lukacs : le roman hérite des ambitions de l’épopée, qui n’est plus de saison dès lors que la bourgeoisie s’empare du monde en même temps qu’elle le modifie. Mais ce grand style ne peut plus, désormais, rendre compte de ce monde qui, comme l’anneau de Clarisse jeune héroïne viennoise, nietzschéenne sombrant dans la folie, de L’Homme sans qualités de Musil est une circonférence qui s’étend toujours, toujours privée de centre.
Pourtant la littérature n’échoue pas sur cet écueil : contrairement à l’atonie mélancolique qui paralyse le Niels Lyhne de Jacobsen (1880) ou à la tragique expérience du Lord Chandos d’Hofmannsthal (Lettre de Lord Chandos, 1902), confronté à la vacuité des mots quand il s’agit de « pénétrer au cœur des choses », et alors condamné peu à peu au silence définitif, des voies nouvelles doivent être tentées par ceux qui ne veulent pas céder. Ainsi Ibsen, par exemple, parvient-il à dénoncer l’illusion de ceux qui pensent qu’il est possible de combattre ce monde : la révolte fait partie de « l’involution bourgeoise », bien plus elle nourrit le pouvoir qu’elle prétend détruire. Le grand style peut aussi devenir « style de la vieillesse » : pour Broch, il s’agit de « la suprême faculté d’abstraire et de n’exprimer que l’essentiel », « d’opérer une réduction et une épiphanie de la vie » et l’ironie peut alors venir en renfort : elle permettra à Musil de créer, avec L’Homme sans qualités, « la plus grande encyclopédie de la civilisation contemporaine, justement en tant qu’elle est illimitée, fragmentaire et inachevée » et rendra possible, chez Svevo, les confessions de Zeno (La Conscience de Zeno) ou les rêveries amoureuses du vieillard solitaire du Court voyage sentimental.
D’autres choix encore sont possibles : Magris nous guide aussi bien dans la démarche poétique de Rilke, que dans « la fuite par dissociation », écriture du provisoire et du fragmentaire, que tente Robert Walser…
Au terme de ce parcours, le dernier essai veut décrire et dénoncer la poursuite, chez nombre de romanciers contemporains, d’une illusoire « nouvelle innocence » : ils seraient coupables de ne pas prendre en compte le « désenchantement du monde » qui, au cours du XXe siècle, dans notre société du spectacle, n’a fait que s’approfondir, ils refuseraient d’affronter cet « accomplissement du nihilisme », véritable « mutation anthropologique », et se contenteraient d’une « mimesis gélatineuse de ce monde même qu’on veut fuir ». Alors que les études précédentes témoignent d’une fascinante acuité critique, d’une connaissance comme empathique des œuvres et d’une rigueur intellectuelle rarement mise en défaut, ici l’on reste dans le doute et l’attente : un prochain essai serait bienvenu, qui viendrait préciser cette description trop approximativement accusatrice de la littérature contemporaine ou, à l’inverse, éclairer, parmi les écrivains de l’aube de ce nouveau siècle mais peut-être Magris ne se plaît-il qu’aux crépuscules ? ceux qui poursuivent la tâche, sans de démettre ou se trahir.
L’Anneau
de Clarisse
Claudio Magris
Traduit de l’italien
par Marie-Noëlle
et Jean Pastureau
L’Esprit des péninsules
590 pages, 28 €
Essais Magris, l’autre fleuve
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Thierry Cecille
L’auteur de Danube poursuit son exploration du roman moderne : quelle forme donne-t-il à l’informe, quel sens à l’absence de sens ?.
Un livre
Magris, l’autre fleuve
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.