Gilles Ortlieb, le veilleur fraternel
Il doit avoir une dizaine d’années, le gamin qui glisse sur ses rollers, la crosse de hockey à la main. Il désigne le grand vélo luxembourgeois appuyé contre un mur du marché d’Aligre. Il voudrait qu’on le pousse. Ses copains font glisser le palais de plastique sur le sol luisant de pluie. Il y a ce type, écharpe noire autour du cou, figé contre le mur comme si le photographe qui le visait était tout un peloton d’exécution. Le gamin insiste : « Monsieur, s’il vous plaît ». C’est visible pourtant que le type et son vélo se sont posés exactement à l’emplacement imaginaire des buts de hockey. Gilles Ortlieb sourit en guise d’excuse, dès que le photographe en aura fini, ça ne saurait tarder, il libérera les buts et la partie dominicale de hockey sur goudron pourra commencer.
L’écrivain Christian Garcin nous accompagne. Il a dormi dans le minuscule pied-à-terre que Gilles Ortlieb possède non loin. Deux minuscules studios rassemblés par la destruction d’une cloison, au bout d’un escalier lépreux. L’endroit ressemble à un appartement d’étudiant célibataire : matelas jeté à terre, téléviseur posé au sol et quelques livres sur une étagère. C’est ici que le poète et prosateur, né au Maroc en 1953, vient se réfugier quand il quitte le Luxembourg pour Paris où il aime retrouver quelques amis écrivains qui lui font comme une famille.
Il nous a prévenus. Un dossier sur son travail, c’est un peu démesuré. Une page à la limite et si on pouvait éviter de faire des photos ? Si on ne l’avait pas lu, on penserait à une coquetterie, l’attendue fausse modestie du type flatté, malgré tout. Mais on a lu ses livres, bouts de récits recueillis sur des carnets de poche, notes volées au quotidien, poèmes arrachés à des chambres d’hôtel d’où l’on entend tousser le voisin. C’est une œuvre menacée par ses propres galeries souterraines. On n’a pas encore exactement cette image. Elle viendra le lendemain, lorsqu’à bord de sa Lada verte, l’écrivain nous conduira à Moyeuvre, dans cette vallée lorraine de la Fensch où des maisons bâties sur les galeries d’anciennes mines abandonnées se sont écroulées. Rayées de la carte après que leurs occupants ont perdu aussi leur boulot.
Pour l’heure, avant de prendre avec l’écrivain le train pour Luxembourg, on verrait ses livres comme des vade-mecum du voyageur. Qu’ils évoquent Budapest, le Mexique, Bruxelles, le Portugal ou Marseille, ils nous font voir le monde par d’infimes détails, ils nous apprennent à nous arrêter. Et puis, aussi, d’une certaine manière, ils nous consolent de savoir qu’il existe encore des personnes pour révéler la beauté de ce qu’on n’a même plus l’idée de considérer. À commencer par les hommes eux-mêmes, silhouettes aperçues ici, vieille dame croisée dans un train ou même ce « cochon mort, au ventre mou d’où s’échappait une large virgule de sang » (Gibraltar du Nord) rencontré dans les années 70 au Mexique.
Gilles Ortlieb ramène de ses voyages des rencontres impromptues, des détails infimes...