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Zoom Dans les plis de la nuit

février 2006 | Le Matricule des Anges n°70 | par Richard Blin

Entre outrage et enchantement, l’écrivain mauricien Ananda Devi déploie dans son nouveau roman les fastes de la négation et la douleur sans nom des déshérités.

Éve de ses décombres

Brûlants, brûlés, consumés par le feu du vide comme par les forces noires de la malédiction, les personnages d’Ananda Devi. Ce roman nous plonge dans la dix-septième année de deux garçons et de deux filles nés avec « un mouchoir de dégoût » enfoncé dans la bouche. Tous natifs de Troumaron, un endroit où viennent se déverser les eaux usées de l’île Maurice, un ancien marécage comblé qui domine Port-Royal, la capitale, et où « on recase les réfugiés des cyclones, ceux qui n’ont pas trouvé à se loger après une tempête et qui, deux ou cinq ou dix ou vingt ans après, ont toujours les orteils à l’eau et les yeux pâles de pluie ». Prisonniers d’un monde clos, d’un univers où le possible se noie dans l’impossible, où vivre consiste à s’enfoncer toujours plus avant dans le ventre d’une nuit hantée d’imprévisibles présences, ils tentent de survivre… en rêvant d’ailleurs, d’une peau de rechange ou d’une porte de sortie.
Il y a Ève, scandaleusement, tragiquement, superbement sauvage, secrète et offerte. Son obscure splendeur, sa maigreur ascétique, son pouvoir d’égarement en font un centre de gravité et le lieu de convergence de toutes les avidités. « S’approcher d’Ève, c’est être happé par elle ». Mais elle est de celles qui refusent qu’on les regarde comme des victimes, et qui condensent innocemment en elles, l’eau tremblante des premiers désirs comme leur en deçà terrifiant. « On m’emmène, on me ramène. Parfois, on me malmène. Ça ne fait rien. Ce n’est qu’un corps. Ça se répare. C’est fait pour ça ». Condamnée à vivre au bord d’elle-même « Je ne ressemble pas à une femme. Seulement au reflet d’une femme », livrée à la concupiscence des hommes et à leurs assauts, elle ne comprend pas ce qui la guette ni ce qui la guide. « Les hommes me cherchent et la vie m’entraîne et je suis tellement indifférente à moi-même que je continue. Je cherche à savoir où se trouve le fond de la vie. De quelle couleur il est. À quoi ressemble le point de non-retour qui me dira enfin ce que je suis ».
Et puis il y a Sad, qui l’aime comme on peut aimer à 17 ans. « Je baigne dans l’eau nocturne d’Ève. Je plonge dans sa vision trouble. Je me noie dans sa boue, dans son innocence. » Sad, qui vit le jour avec sa bande, mais passe ses nuits à lire Rimbaud chez qui il trouve l’écho presque parfait de son exigence d’absolu et de son impossible amour. « L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles, l’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins et l’homme a saigné noir à ton flanc souverain ». Poésie qui représente, comme Ève, l’énigme éblouie, la seule réalité qui le garde encore de l’espèce de folie où a sombré Clelio, qui, à défaut de pouvoir faire sauter toutes les cloisons qui l’emprisonnent, s’enfuit dans le chant et les affolantes perspectives qui l’attirent vers le vide, quand elles n’attisent pas son désir de meurtre. « Minuit brûle. Midi brûle. Chaque heure brûle. Impossible de m’arrêter de brûler. Je dois faire éclater quelque chose. Debout sur le toit de l’immeuble, je chante à tue-tête… »
Un Clelio aussi radicalement engagé dans une lutte à mort entre la vie et lui que l’est la tendre, la lumineuse Savita, dans son combat pour empêcher Ève de se perdre. L’amour qu’elle lui porte, positif, solaire, est un véritable pont de lumière lancé au-dessus des abîmes de ténèbres où s’enfonce Ève. Un amour qui relève d’un hédonisme subtil et de ces affinités, aussi secrètes que définitives, qui naissent de l’alchimique rencontre d’un âge et d’un destin, d’un rêve et d’un vertige : poésie des corps, du rire, de la danse et de la plus totale complicité.
En leur prêtant la parole à tour de rôle, Ananda Devi (elle-même originaire de l’île Maurice), donne vie et âme à ceux qui ont « des ailes de plomb » mais « persistent à croire qu’ils peuvent voler, jusqu’à ce qu’on les retrouve, ordures parmi un tas d’ordures ». Car, évidemment, tout ça finira mal, très mal. Mais évitant tout pathos, Ananda Devi ne livre que l’écume du mal comme de l’efflorescence poétique du désir de vivre à tout prix. N’utilisant que les mots nécessaires, elle suggère, avec une sensibilité toute musicale, la montée de la tragédie comme la lente contamination des chairs et des esprits par les aspects les plus obscurs et les plus inavouables d’un érotisme noir et violent. « Les mains des hommes prennent possession de vous avant même de vous avoir touchée. Dès que leur pensée se dirige vers vous, ils vous ont déjà possédée. Dire non est une insulte, puisque vous leur enlevez ce qu’ils ont déjà pris. (…) Leurs exigences sont sans limites. Bientôt, il n’y aura plus rien à prendre, mais ils continuent quand même. »
Ce roman met à nu la culpabilité qui hante aussi parfois le désir, ainsi que les combats à mener contre nos monstres intérieurs. Une architecture de tensions, une musique jouée à même la corde tendue de phrases écartelées entre des polarités extrêmes. Un magnifique arc-en-ciel de ténèbres, montrant l’envers du décor, la face cachée de Maurice, tout ce que nous ne savons, ou ne voulons voir, trop égoïstes que nous sommes. Un roman, enfin, qui confirme la place d’Ananda Devi, parmi les écrivains majeurs de l’océan Indien.

Ève
de ses décombres

Ananda Devi
Gallimard
160 pages, 12,50

Dans les plis de la nuit Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°70 , février 2006.
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