L’édition n’en finit pas de ramener sur la plage ses propres épaves qu’elle avait longuement négligées. C’est un signe des temps. Et parmi cette riche matière, les écrits intimes féminins prennent la première place car il existe une vogue que l’on ne peut pas ne pas avoir remarquée. Citons Catherine Pozzi, Marguerite de Saint-Marceaux, Marcelle Sauvageot et nous serons loin d’avoir fait le tour de ces exhumations commandées à la librairie d’aujourd’hui par la volonté d’une clientèle qui ne se satisfait plus des romans à l’eau de rose coupée d’ersatz de littérature.
Avec Marie Lenéru, on touche à ce phénomène autant qu’à cette trouble fascination qu’ont toujours procurée les grands inspirés de la maladie. Et à lire Marie Lenéru, on a parfois l’impression de côtoyer Joë Bousquet. La solitude forcée de cette jeune fille était une « désagrégation dans le néant » qui lui avait laissé le temps d’éprouver les « rencontres électriques de l’âme et du corps, ce miracle de l’étoile double », sans pour autant céder à l’isolement.
Née le 2 juin 1880 à Lorient, fille d’un amiral, Marie Lenéru entreprit la rédaction de son journal à l’âge de 11 ans et en vint peu à peu à se forger un nom dans le monde du théâtre. Elle triompha même avec Le Redoutable au théâtre de l’Odéon, fit jouer Les Affranchis (Théâtre de l’Odéon, 1910), Les Lutteurs, La Maison sur le roc, Le Madhi, Le Bonheur des autres, La Triomphatrice, La Paix, toutes pièces bien oubliées du répertoire. À juste titre, peut-être, puisqu’une critique négative lui fit retirer de l’affiche de l’Odéon Le Redoutable. Non, si Marie Lenéru reste dans les mémoires, c’est bel et bien pour son journal qu’on alla jusqu’à comparer à ceux d’Amiel et de Marie Bashkirtseff. C’est que celle qui avait été une « belle jeune fille blonde qui charmait et que la vie fêtait », comme l’indiquait Adrienne Blanc-Péridier dans le Figaro du 1er janvier 1931, avait par la force des choses trouvé dans cet exercice quotidien la force morale de lutter contre un sort défavorable. En effet, l’épanouie jeune femme déjà atteinte par la maladie fut frappée de surdité. Brillante et entourée - elle vivait avec sa mère dans une pension de famille mais le monde lui parvenait sous forme de visites -, la jeune fille avait inventé à l’usage de ses amis un alphabet simple grâce auquel elle comprenait ou plutôt devinait tout. Et tandis que les doigts d’un initié encore malhabile traçaient en l’air les signes convenus, elle suivait du regard, attentive ; puis, tout d’un coup, elle riait et déclarait avec une moue malicieuse : « vous faites des fautes d’orthographe. »
À l’âge où l’on s’amuse encore, Marie Lenéru la recluse avait trouvé dans son journal le moyen d’épancher un esprit épris de sentiments, de poésie et de grandeur. « Brutul, 2 juillet/ Le plein air est d’une netteté, d’un vide attirant comme l’abîme. Les choses s’y dressent toutes pures comme au sortir d’un bain. Cela rappelle un jour d’automne, la gaieté des premiers froids. J’adore le froid. » Puis vint la guerre, durant laquelle, féministe et pacifiste, elle joua tout à la fois le rôle de témoin et de soutien moral avant de s’éteindre, le 27 septembre 1918 à Brest.
En lisant aujourd’hui ce journal, on est autant frappé par l’effort permanent de Marie Lenéru tendue dans une recherche permanente de la simplicité, de la limpidité et de l’honnêteté de son propos que par les curieuses « glissades » aristocratiques d’un esprit apparemment sulpicien. Fascinée par la figure du révolutionnaire Saint-Just - « Ce que Saint-Just a de remarquable et d’anti-révolutionnaire est la tenue » -, il semble qu’elle n’en éprouvait pas moins une difficulté certaine à concevoir avec élégance l’intégralité du corps social. Un indice : « Quel radotage que Travail (de Zola, ndlr), bien un livre de vieillard. Est-ce que cette félicité de canaille, ce bonheur de romances et jours de fêtes, tente le peuple plus qu’il ne me tente ? » Plus loin, la marmaille, l’absence de « tenue » des femmes… Un catalogue des idioties bourgeoises compassées qui rappellent à s’y méprendre les propos stupides de Marguerite de Saint-Marceaux dont le Journal, 1894-1927 (Fayard, 2007), bien moins spirituel que celui de Marie Lenéru faut-il encore préciser, contient quelques inoubliables perles crasses du racisme social ordinaire. Marie Lenéru n’est pas toujours en reste : « Et quelle bassesse de visages ! Même les jolies font horreur quand on sait lire la vulgarité d’habitudes et de pensées qui a bâti ces traits-là ». Et l’on se demande bien ce qui peut ainsi, chez Marie Lenéru comme chez chacun d’entre nous, tantôt conduire à l’élévation, tantôt à l’épaisseur.
Je me sens devenir inexorable Journal intime 1893-1918 de Marie Lenéru - préface de François Broche, Bartillat, 300 pages, 22 €
Égarés, oubliés La diariste qui lisait sur les lèvres
octobre 2007 | Le Matricule des Anges n°87
| par
Éric Dussert
Fille d’amiral vaincue par la maladie, Marie Lenéru (1880-1918) a laissé des pièces de théâtre oubliées et un journal, typique de son temps.
Un auteur
Un livre
La diariste qui lisait sur les lèvres
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°87
, octobre 2007.